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Malgré leur mélange avec des maux nombreux et variés, malgré leurs limites et leur insuffisance, donnent-elles à la vie une saveur telle qu’elle soit préférable au néant ? la réponse, ce me semble, n’est pas douteuse. L’immense majorité des hommes tient à la vie, et il ne faut pas nous dire que cet attachement provient uniquement d’un instinct déraisonnable de conservation. Nous voyons tous les jours que la douleur aiguë prolongée ôte complètement le désir de vivre. Les maux de l’existence ne sont donc ni assez intenses ni assez douloureux pour éteindre ce désir. Pour peu que nous jouissions de quelque aisance et que la faculté de comparer soit développée en nous par l’instruction, nous préférerions mourir plutôt que d’être forcés de mener la vie de beaucoup de nos semblables. Ceux-ci pourtant, si on les interroge, répondront comme le bûcheron de La Fontaine. Qu’on s’y prenne comme on voudra, cela prouve toujours que pour eux le thermomètre de l’existence indique un chiffre qui peut être fort bas, mais qui est encore au-dessus de zéro. Dieu nous préserve d’une indifférence égoïste pour les douleurs amères qui font gémir tant de pauvres créatures ! mais il ne faut faire entrer dans notre calcul ni sensiblerie ni sécheresse, et du fait patent que l’attachement à la vie est le sentiment le plus général, le plus puissant de l’humanité, le mobile sur lequel comptent en dernier ressort le prince et le juge, le général et l’industriel, le laboureur et le médecin, l’économiste et le prédicateur, c’est-à-dire tous ceux qui dans un intérêt quelconque doivent s’appuyer sur ce qu’il y a de plus résistant, de plus indéracinable dans la nature humaine, je conclus sans hésiter que le témoignage universel donne tort à la thèse qui prétend qu’en somme le genre humain est plus malheureux qu’heureux.

Est-ce à dire pour cela que l’éternel problème de la douleur soit résolu ? Certainement non. Il y aura toujours des milliers de faits particuliers qui démonteront l’optimisme le plus assuré de lui-même. Aucune théorie philosophique ou religieuse n’a encore réussi à nous réconcilier avec les amertumes qui empoisonnent tant d’existences ; mais la philosophie de l’inconscient n’a pas le droit d’en triompher. Si les théories antérieures laissent trop souvent la douleur inexpliquée, c’est le bonheur, relatif tant qu’on voudra, mais réel pourtant, qu’à son tour elle ne sait pas faire rentrer dans son cadre logique. Je n’ai vu nulle part, ni dans Schopenhauer, ni dans le livre de son disciple, pour quelle raison décisive il faut que la volonté primordiale ait été mal inspirée quand elle a voulu passer du non-être à l’existence. Au fond, c’est là un principe arbitraire, gratuitement imaginé par une philosophie qui est partie d’une notion atrabilaire des choses, et qui s’est arrangée de façon que sa théorie fût hypocondre du commencement jusqu’à la fin ; mais, si ce principe