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jouissances, comme les plus vives et les plus élevées, rentrent toutes dans cette notion du bonheur, et il n’est pas besoin de beaucoup réfléchir pour s’en convaincre. Or la vie, c’est l’action, c’est la lutte, c’est l’effort. Envie qui voudra la béate félicité d’un porc ou d’une huître, j’aime mieux ma nature humaine malgré les souffrances auxquelles elle m’expose, parce que je vis infiniment plus qu’un pachyderme ou qu’un mollusque, et je sais que plus je vivrai en homme, c’est-à-dire par l’esprit, par l’intelligence, le cœur, le sens religieux et moral, plus je goûterai de vraie joie. Qui ne voit le démenti formel que cette incontestable vérité inflige au principe de cette philosophie qui veut que la vie elle-même soit le malheur en soi ? Comment me sentirais-je plus heureux à mesure que je me sens plus vivant, c’est-à-dire, selon le système, plus malheureux ?

Il n’est pas un instant douteux que tout esprit non prévenu, qui se donne la peine de suivre les méandres de la philosophie de l’inconscient, voit à chaque instant le spectre du suicide hanter ses bords désolés. Si en effet la vie est un malheur, si la délivrance consiste à ne plus être, au nom de quel principe pourra-t-on me détourner de chercher dans l’anéantissement volontaire la fin de ma souffrance et ma rédemption définitive ? Cette rigoureuse conséquence n’a pas échappé à la perspicacité de M. von Hartmann ; mais sait-on sa réponse ? Au fait, c’est la seule qu’il puisse donner sans sortir du système : elle consiste en ceci, que la suppression d’une volonté individuelle ne change rien à la nécessité qui pousse l’inconscient à continuer la vie dans le monde. Qu’un homme se tue ou qu’une tuile en tombant sur lui l’assomme, la volonté inconsciente n’en persiste pas moins à produire d’autres êtres vivans ; si, par impossible, l’humanité s’entendait pour disparaître du globe en renonçant à tout commerce sexuel, il en serait comme aux jours qui précédèrent l’apparition des premiers hommes, l’inconscient saisirait la première occasion de créer un homme nouveau ou un type analogue, et tout serait à recommencer… La belle raison que voilà pour dissuader un malheureux du suicide, et, comme dirait Marécat, qu’est-ce que ça me fait à moi que tout soit à recommencer, pourvu que je n’y sois pas ?

C’est un fait étrange et qui donne lieu à réfléchir que cette éclosion d’une philosophie bouddhiste au beau milieu de notre civilisation occidentale. Les partisans de la philosophie de l’inconscient ne cachent pas leur prédilection pour cette religion de la mort et du suicide ascétique qui étend son funèbre linceul sur les populations asiatiques. Il n’en pouvait être autrement, les principes et les conclusions sont les mêmes. Il n’est pas jusqu’à la propension de cette philosophie à personnifier continuellement la volonté tout en la déclarant inconsciente, à lui attribuer des fins, des combinaisons, des