Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/559

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la comédie de la vie civilisée et raffinée, ce vêtement d’emprunt aux couleurs voyantes, aux étoffes précieusement brodées et artistement taillées, se déchire de lui-même et s’en va par lambeaux pendre aux buissons de la route. L’homme primitif reparaît avec la souplesse de ses mouvemens naturels, la soudaineté de ses désirs, la naïveté de ses étonnemens enfantins. Plongé dans ce bain des verdures forestières, il sent sourdre en lui une sève remontante, et dans son imagination rajeunie les féeries du temps passé se remettent à chanter leurs contes bleus… Peu à peu j’ai éprouvé cette merveilleuse transformation, tandis que la voiture descendait les rampes tournantes de la forêt. Les sonnailles du cheval tintaient glorieusement, et glorieusement, entre deux traînées de lumière, les ombres des nuages glissaient le long des pentes boisées. Partout une mer moutonnante de feuillées épaisses ; mes regards, réjouis par la variété des verts, tantôt remontaient les rapides couloirs des tranchées abruptes, tantôt plongeaient dans les entonnoirs des combes. Et quelle pacifique et endormante solitude ! À peine si de loin en loin une maison de garde ou une ferme isolée dressait ses toits gris à l’abri des hêtres. De minces flocons de brume, suspendus aux cimes des arbres, s’éparpillaient lentement, puis s’envolaient pareils à ces vaporeuses graines des chardons que les enfans nomment des voyageurs. L’exquise fraîcheur du soir rendait plus pénétrante la senteur des regains récemment coupés. Cette humidité parfumée des bois au crépuscule, les murmures de l’eau dans le creux des gorges, les grappes noires et appétissantes des mûres sauvages rampant jusque sur le chemin, tout cela me montait au cerveau et me grisait. J’étais tenté de m’élancer de la voiture, d’étreindre un des arbres de bordure dans une embrassade fraternelle, ou de grimper aux sommités feuillues d’un chêne pour jeter de plus haut mon cri de liberté à la forêt… Quand la voiture et son cheval fumant se sont arrêtés devant l’auberge d’Auberive, j’étais de la tête aux pieds redevenu un sylvain.


6 septembre. — Me voici sur la lisière de la Champagne et de la Bourgogne, dans un coin très accidenté de la Haute-Marne : — la montagne langroise. Ainsi que l’indique son nom, Auberive est situé au bord de l’Aube, qui prend sa source à deux lieues de là. Bien que sa position géographique en ait fait un chef-lieu de canton, Auberive est à peine un village : une vingtaine de maisons bourgeoises perchées sur les roches qui dominent la petite rivière, deux ou trois fermes, une chapelle, un moulin, puis les vastes dépendances d’une ancienne abbaye de bernardins, c’est tout, mais cela présente à l’œil un ensemble pittoresque et original, surtout quand on suit la chaussée