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bêtes féroces sur le chemin même que nous suivions pour aller à l’école. Dans beaucoup d’intérieurs régnaient encore les anciennes coutumes ; la laine était cardée, filée, teinte, tissée, les vêtemens faits à la maison, et les vieilles solennités agricoles n’étaient pas tombées en désuétude. Le vannage de blé que je vais peindre remonte cependant plus loin que mon enfance, à une cinquantaine d’années peut-être, à l’âge d’or où les représentans du congrès étaient incorruptibles et où le sergent d’armes les empêchait à grand’peine de s’entre-tuer.

La cérémonie du vannage chez le capitaine Lumsden dans la colonie d’Hissawachee (Ohio méridional) ouvrait toujours la saison ; elle donnait le branle à un nombre incalculable d’autres vannages de grain, coupes de bois, pelages de pommes, etc., sans parler des réjouissances pures et simples qui marchent de front avec l’utile. Le blé du capitaine Lumsden s’entassait prêt à être vanné en un monceau de cinq à six pieds de haut. Le capitaine n’était point insensible aux considérations d’économie, il savait parfaitement qu’il y aurait avantage à faire vanner son blé par les gens de la ferme, car la dépense des rafraîchissemens et l’obligation de prêter la main en retour à tous les travaux du même genre contre-balançaient et audelà le travail gratuit ; mais qui peut se soustraire à la tyrannie de l’usage ? Le capitaine Lumsden passait déjà pour un homme dur et injuste ; vanner son blé tout seul, c’eût été perdre l’honneur, descendre au niveau d’un colon yankee établi plus haut sur la rivière, et qui osait pratiquer certaines économies défendues, vendre même à prix d’argent les moindres bagatelles, le beurre ou les œufs par exemple. Plus d’une fois il avait été question de condamner au plongeon cet être méprisable. Être « serré comme l’écorce au tronc d’un hêtre, » et yankee par-dessus le marché, équivalait presque à la qualité de voleur de chevaux.

Il y avait donc vannage chez Lumsden ; les dames de l’établissement profitaient de l’occasion pour étendre une couverture sur des cadres et passer l’après-midi à piquer en babillant. Chacune d’elles rougissait de crainte et d’espérance toutes les fois que certains noms d’hommes étaient prononcés. Qui pouvait prévoir l’issue des divertissemens de la soirée, les révélations qu’ils amèneraient ?

Il faisait nuit, la pleine lune s’élevait comme un feu de joie parmi les arbres qui couronnent la colline, quand les vanneurs se rassemblèrent autour du tas de blé. Les premiers arrivés attendaient les autres et passaient le temps à calculer le nombre de boisseaux qu’il tireraient de là. Le capitaine, petit homme irascible, toujours agité, accueillait ses voisins à la façon d’un gentleman de la vieille Virginie, en leur tendant la main avec une condescendance secrète qui se faisait sentir sous l’apparente familiarité. Quand nous parlons