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il avait le sourire doux et fier, les cheveux bouclés de sa mère irlandaise. Son bonnet en peau de raton lui donnait une physionomie pittoresque. La blouse de chasse retombait sur des culottes de peau de daim rentrées dans des bottes de cuir cru. Le bourdonnement d’un rouet l’attira du côté de la cuisine. Au moment où l’ombre de Goodwin effleura le seuil, Patty, donnant à la roue une impulsion nouvelle, la fit tourner jusqu’à ce qu’elle rugît, et en même temps adressa un joyeux signe de tête au visiteur.

— Comment cela va-t-il ? Bonne chasse à ce que je vois… des dindes ?..

— Oui, en voici un pour vous ; l’autre est pour ma mère.

— Pour moi ? Bien obligée. Entrez donc et prenez une chaise.

— Je suis bien là, dit Morton s’asseyant près du seuil, son bonnet sur les genoux ; continuez votre besogne, Patty, j’aime à vous voir travailler.

En réalité, le pauvre Morton était trop agité pour pouvoir soutenir une conversation suivie. Rien ne fait ressortir les grâces d’une jolie femme comme cette vieille roue à filer. Les formes de Patty n’étaient défigurées par aucun artifice de toilette, et lorsqu’elle courait à reculons, la tête rejetée en arrière, le bras gauche à demi déployé, la main droite occupée à diriger le mouvement de la roue, cette taille souple, élancée, avait quelque chose d’aérien. Morton, qui, sous le soleil d’une belle soirée d’octobre, regardait voltiger ces petits pieds encore pleins d’énergie après l’exercice fatigant de toute la journée, ne se disait pas que la vieille cuisine avec son métier à filer dans un coin, et sa vaste cheminée où se balançaient à la grue de fer des crémaillères chargées de marmites, la vieille cui- sine bâtie de bois avec ses hautes solives recouvertes d’écorce et festonnées de guirlandes de courges desséchées, eût tenté le pinceau d’un maître hollandais. Il n’avait aucune idée de cela ; mais, en dévorant des yeux ce charmant visage qui lui souriait par-dessus la roue presque invisible, il pensait que Patty Lumsden était au-dessus de lui comme les anges du ciel, et il frissonnait à l’idée de ne pouvoir jamais parvenir jusqu’à elle. Tandis qu’il écoutait Patty parler avec son enjouement ordinaire, le capitaine rentra en brandissant sa cravache. — Ah ! te voici, Morton ? Tu as tort de perdre ainsi ton temps. Un garçon capable de faire son chemin dans le monde ne passe pas les heures de l’après-midi à caqueter avec les filles. Garde cela pour les veillées et le dimanche.

Tout le plaisir de Morton fut dissipé par cette apparition et ce langage. Il se leva pour partir en laissant sur le seuil le dinde destiné à Patty. Cependant le capitaine se désaltérait au puits, sa gourde en main. — J’ai vu Kike tout à l’heure, dit-il entre deux gorgées. — Morton se sentit rougir au seul nom de Kike. — J’ai vu