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Les deux frères eurent ensemble un long entretien, dans lequel Louis raconta en détail à Morton la dernière aventure de Pinkey ; nous allons la transcrire brièvement ici.

Le soir même où Kike Lumsden rendit à Dieu son âme pure, Anne-ÉIiza Meacham, ignorante de ce qui se passait dans la maison du docteur Morgan, avait fait dix milles, par piété sans doute, pour atteindre l’église du Mont-Thabor, où devait prêcher Morton. Pourquoi, lorsqu’elle vit la figure voûtée d’un vieillard inconnu apparaître dans la chaire au lieu de la belle prestance et des cheveux bouclés du frère Goodwin, Anne-Éliza regretta-t-elle d’être venue ? Il est certain qu’elle quitta l’église de mauvaise humeur en se promettant de quereller Morton, sans exagération pourtant, elle ne se sentait pas assez sûre de son empire… Tandis qu’elle répétait mentalement quelque scène de spirituelle coquetterie, une forme humaine assez effrayante, surgissant des épaisseurs de la forêt, se jeta soudain à la tête du vieux cheval qui la portait.

Son cœur battit très fort, et, ne doutant pas qu’elle n’eût affaire à un voleur, elle balbutia : — Que me voulez-vous ?

— Rien au monde que de vous décider à faire votre devoir, dit cet étrange bandit en retenant toujours la bride du cheval. Croyez-vous vraiment que, malgré toutes vos prières et vos chansons, vous ne soyez pas une drôlesse ?

La colère prit chez Anne-Éliza la place de la peur : — Qui êtes-vous pour m’insulter, misérable ? Un voleur que le repentir peut seul sauver. Revenez à la religion… Ne laissez pas échapper votre jour de grâce…

La sœur Meacham était retombée par habitude dans sa veine d’exhortation pathétique, mais pour la première fois un éclat de rire moqueur l’interrompit.

— Allons, ma colombe ! vous n’allez pas continuer avec moi cette comédie. Je sais de reste que je suis sur le chemin de l’enfer, mais nous nous retrouverons un de ces jours au but de notre voyage, et je me demande si vous n’occuperez pas là-bas une place plus distinguée encore que la mienne. Vous voyez que je vous connais, et que vos alléluia ne m’imposent guère.

Anne-Éliza le regardait consternée.

— Pourquoi épouser les gens contre leur gré ? ajouta Pinkey.

— Le frère Goodwin m’a demandée en mariage.

— Oh ! sans doute, mais vous l’avez forcé.

— J’en suis incapable.

— Vous étiez incapable de ces choses-là en Pensylvanie, n’est-il pas vrai ? — Et, comme Anne-Éliza changeait de couleur : — N’avez- vous pas envoyé Harlow au diable cependant ?