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couvent. Il monta crânement sa première garde, et, promu au grade d’enseigne, partit pour l’Allemagne, où l’on se battait. En Autriche, il vit le grand Métastase, qui était alors la gloire de l’Italie et la great attraction de Vienne. Beaucoup d’étrangers n’y allaient que pour visiter le poète impérial.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ou pour usurper des états ; c’est une troupe nombreuse d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un général dont ils ne connaissent pas les intentions ; c’est une multitude d’âmes, pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des empereurs ; c’est un assemblage confus de libertins et de joueurs qu’il faut assujettir à l’obéissance la plus sévère, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires dont il faut réprimer l’ardeur outrée, d’impatiens qu’il faut accoutumer à la constance. » En citant ces paroles de Fléchier, Gorani nous apprend qu’elles rendent exactement ce qu’était au siècle dernier l’armée autrichienne. Le jeune officier lombard vit la guerre, et ne la trouva point belle : il assista, le 22 septembre 1757, au bombardement inutile de Zittau, et, la ville prise, s’employa de son mieux pour éteindre l’incendie ; il connut l’ébriété de la victoire et l’effarement de la déroute. Après le combat de Lissa (5 décembre 1757), où la Wachtparade du grand Frédéric mit en fuite 25,000 Autrichiens, il subit la faim, le froid, toutes les privations, perdit ses deux chevaux, son argent, son bagage, et tomba, plus pauvre que jamais, chez des meuniers hussites qui lui firent bon accueil et le convertirent presque à leur religion.

L’année suivante, il fallut reprendre les armes. Gorani fut au siège de Dresde ; il en raconte un épisode où il se couvrit de gloire sans s’en douter. C’était dans la nuit du 9 au 10 novembre 1758. Il avait été posté, avec six cents soldats commandés par un lieutenant-colonel, dans le jardin du roi de Pologne ; « il y faisait très chaud, grâce aux boulets rouges et aux boulets de canon qui pleuvaient de la ville, et grâce aux sorties des assiégés. Ce lieutenant-colonel était un comte Naharro, qui, bien qu’Espagnol, avait pris le goût de la table et du bon vin en vivant avec les Allemands. Il eut la générosité de vouloir traiter à table tous les officiers de son détachement, et, comme nous eûmes excessivement à faire pour repousser les sorties de la garnison, nous ne pûmes dîner qu’à trois heures du soir. On mangea et l’on but copieusement force vins exquis de tous les pays ; les liqueurs ne furent point oubliées, et, le commandant nous donnant l’exemple, nous étions tous trop bons compagnons pour rester en arrière. Il est bon à savoir que chaque jour on nomme dans une armée un général-major, un colonel,