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le cabaretier en personne : il se nommait Zambeccari, et appartenait à l’une des quarante familles bolonaises chez lesquelles la dignité de sénateur était héréditaire ; mais, comme il était cadet de famille, il avait été voué à la religion. Consacré prêtre à vingt ans, par dispense, et gratifié d’un canonicat dans l’église de Saint-Pétrone, il avait rencontré un embaucheur prussien qui se faisait passer pour négociant, et qui, s’étant lié d’amitié avec lui, l’avait engagé à partir pour la Prusse, lui promettant une place d’aumônier dans le régiment des gardes, le logement, la table et 2,000 écus de traitement. Zambeccari s’était laissé séduire par ces magnifiques promesses ; à peine arrivé à Berlin, on l’avait enrôlé de force dans le régiment de Beveren, et on l’avait forcé d’épouser une fille aussi grande que lui. C’était le moyen de perpétuer la race. Cette fille se trouva être une femme de tête, fort habile et très intrigante, qui devint vivandière et ouvrit le cabaret où mangeait Gorani. Le couple athlétique pouvait montrer six enfans, dont l’aîné atteignait déjà la taille de son père ; les autres promettaient d’y arriver. Or Zambeccari ne fut pas le seul Antée de bonne maison séduit par les embaucheurs prussiens. Gorani eut pour perruquier à Stettin un autre soldat du régiment de Beveren ; ce perruquier était un comte d’Udine.

Les prisonniers furent transportés à Dantzig ; la mer était affreuse, et après une tempête le navire échoua. Gorani prit la gale pendant la traversée, puis il glissa en traîneau de Königsberg à Tilsitt, où ses compagnons et lui, dénués de tout, firent des filets pour prendre les oiseaux. Ils fondèrent dans cette ville une loge de francs-maçons et y attirèrent un marchand de vin qui leur offrit de bons repas ; ils menaient d’ailleurs joyeuse vie, et Gorani se couchait fort tard, ce qui sauva la ville. Une nuit, en effet, le feu prit à une maison et se propagea rapidement ; notre viveur, qui était seul éveillé dans son quartier, donna l’alarme ; il n’y eut que 200 maisons brûlées, mais sans lui Tilsitt aurait péri tout entier. Ce service éclatant le rendit très populaire sans l’enrichir ; les prisonniers étaient fort maltraités par le fisc. Nous avons dit qu’on les payait en fausse monnaie que le grand Frédéric, sans doute par pudeur, faisait battre à l’effigie de souverains étrangers, du roi de Suède par exemple ou du roi de Pologne. Marie-Thérèse, l’impératrice autrichienne, voulut user de représailles et ne donna plus que demi-paie aux prisonniers prussiens que la guerre lui avait livrés. Frédéric alors en fit autant ; il réduisit de moitié la solde qu’il devait aux compagnons de Gorani, et n’en continua pas moins de les payer en fausse monnaie ; puis, en janvier 1763, il trouva un moyen encore moins coûteux de se tirer d’affaire : il ne donna plus rien. Il en résulta qu’au bout d’un mois, le 11 février, Gorani