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entre ce sentiment et la forme, comment les décrire ? Mystère du génie qui porte en lui son inexplicable puissance d’émotion, et que la science et le goût nient en vain !

Depuis mon retour de la forêt, je suis poursuivi opiniâtrement par le souvenir du peuple d’Egypte. Sur le fond brumeux de mes rêves, les bohémiens se profilent avec leur teint hâlé, l’énergie de leurs physionomies, leurs attitudes impassibles ; j’entends leurs chants incomparables, aux rhythmes si fiers, aux accens si éloquens ; couleurs et sons disparaissent, les lignes se troublent, — je m’éveille, et je bats les environs pour retrouver un orchestre tzigane ; mais plus de tziganes ! C’est le baron Rosti qui nous est arrivé pour les remplacer, un mélomane et flûtiste enragé. Il joue toujours : « O douce étoile, feu du soir » du Tannhäuser, et c’est de la façon suivante. Je me mets au piano et j’exécute les quatre mesures du commencement ; à la quatrième mesure, le baron se met en position, embouche son instrument et fait mine de commencer. Ses joues se gonflent, s’empourprent, il souffle, il pousse, rien ne sort. Il regarde alors dans l’intérieur de la flûte, n’y découvre rien et souffle avec rage, pas un son. — Recommencez, dit-il, — et pendant que je répète les quatre mesures, mon homme place sa flûte entre ses jambes, tout comme la grande clarinette qui fonctionnait à un concert de Döhler et dont Berlioz raconte si plaisamment l’histoire, puis il promène dans le tube un écouvillon qu’il a tiré de sa poche. Le temps se passe et les quatre mesures aussi ; alors de nouveau : « Recommencez, » et tirant d’une autre poche un canif, il se met à gratter précipitamment l’embouchure de la flûte. Enfin il croit avoir gratté suffisamment, réembouche son instrument, souffle et sue, quand un suprême effort expulse le couac le plus terrible qui ait jamais déchiré les oreilles. Nous rions, et le baron dit tranquillement : — C’est un accident, vous entendrez demain « ô douce étoile, feu du soir, » c’est divin.

J’ai retrouvé les bohémiens à une fête que donnait un ami de László dans le comitat de Tolna. Le dîner a été interminable, et les vins glorieux. On a mangé et bu vertement, après quoi on a pris le café sur la terrasse du château. Le ciel était ce soir-là d’un bleu laiteux teinté de rose ; les champs qui s’étendaient à perte de vue offraient aux regards une nappe d’or pâle, les montagnes ondulaient avec une douceur infinie comme de longues houles d’azur. J’oubliai tout, jusqu’aux bohémiens annoncés.

À ce spectacle, depuis quelques minutes je vivais dans le passé. Une autre vallée de la plus fraîche verdure, un lac d’un bleu foncé, se déroulaient devant les yeux de ma mémoire comme une scène d’idylle. Derrière le lac, des prairies embaumées, un labyrinthe de forêts ; au fond, la Jungfrau drapée de son éternel linceul d’une blancheur immaculée et éclatante. À quelques pas de moi, on chantait une ballade allemande, la Fille de l’hôtesse et les trois compagnons, dont l’un disait :