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N’avons-nous pas eu une école économique, qui depuis J.-B. Say jusqu’à Bastiat a introduit et enseigné parmi nous les principes d’Adam Smith et de Cobden, école qui aujourd’hui encore remplit nos académies, nos écoles, nos conseils politiques, et a contribué à modifier le régime industriel de la France ? N’avons-nous pas eu une école philosophique, celle de Royer-Collard, de Cousin et de Jouffroy, qui a précisément abandonné la vieille philosophie française de Condillac pour expliquer, traduire, enseigner la philosophie écossaise, celle de Reid et de Stewart ? et si depuis quelques années cette philosophie écossaise a vieilli dans son pays même, et a été remplacée par une nouvelle philosophie anglaise, les ouvrages de cette nouvelle école, ceux de M. Spencer lui-même, n’ont-ils pas trouvé en France des interprètes pour les exposer et pour les traduire, et, aussitôt parus, ne trouvent-ils pas des critiques pour en rendre compte ? L’impuissance à s’assimiler les idées d’autrui est un des reproches les plus injustes que l’on puisse faire à notre pays. Si nous nous reportons au dernier siècle, ne voyons-nous pas Voltaire introduire en France, et de là en Europe, les noms de Newton, de Locke, et même de Shakspeare ? N’est-ce pas Montesquieu qui a fait connaître les ressorts de la constitution anglaise, et en a révélé la grandeur aux Anglais eux-mêmes[1] ? Et de nos jours les travaux de Tocqueville sur l’Amérique, de Léon Faucher, d’Alphonse Esquiros sur l’Angleterre, tant d’autres encore, enfin cette Revue même, ne sont-ce pas des preuves frappantes de la curiosité de la France pour l’étranger, et de son aptitude à en comprendre les mœurs, les lois et les institutions ?

Tandis que M. Spencer cite comme un préjugé du patriotisme la bonne opinion, fondée ou non, que la France peut avoir d’elle-même et sa prétendue aversion pour les mérites des autres peuples, lui-même à son tour accuse d’anti-patriotisme ceux des Anglais qui croient qu’il pourrait bien y avoir en France certaines choses qui

  1. Blackstone, dans son Traité de législation, quand il analyse la constitution anglaise, emprunte presque littéralement les phrases de Montesquieu.