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futur. Il saute aux yeux du tory que le radical ne distingue pas le bon côté de ce qu’il voudrait détruire, et n’aperçoit pas les maux qu’entraînera vraisemblablement l’institution qu’il souhaite d’établir ; il ne vient à l’esprit d’aucun des deux que son adversaire soit aussi nécessaire que lui-même. Le radical, avec son idéal irréalisable, ne sait pas que son enthousiasme servira à faire avancer les choses, mais beaucoup moins qu’il ne le pense, et il ne veut pas admettre que la résistance du tory soit un modérateur salutaire. Le tory, dans son obstination, ne veut pas voir que l’ordre de choses établi n’est bon que relativement, et que son propre appui n’est qu’un moyen d’empêcher des changemens prématurés. » Ces préjugés de parti (encore plus forts, s’il est possible, en France qu’en Angleterre) rejaillissent même sur la manière de comprendre le passé. Comparez le tableau de la démocratie athénienne faite par le tory Millord ou par le radical Grote. « Lisez ce que dit Macaulay de la condition du prolétaire anglais il y a un siècle ou deux, on s’étonne qu’il ait pu vivre ; lisez au contraire Cobbett ou Hallam, on s’étonne qu’il puisse supporter le contraste de sa misère actuelle avec sa prospérité passée. » Ainsi parle M. Froude dans une conférence sur l’esprit scientifique appliqué à l’histoire. « Dans la grande famine de 18M, un préfet irlandais disait qu’il était mort deux millions de personnes. — Deux millions ! réplique un protestant de Dublin, il n’en est pas mort cinq cents ! » Voilà ce que produit l’esprit de parti.

Ces faits sont si connus, — quoique toujours utiles à rappeler, — que M. H. Spencer ne croit pas devoir y insister ; il préfère combattre des préjugés plus subtils et moins apparens. C’est un de ces préjugés par exemple de croire que « les résultats sont toujours proportionnés aux moyens employés. » Quoi de plus vraisemblable par exemple que de supposer que, plus on a de domestiques, mieux on sera servi ? or l’expérience démontre le contraire. C’est une erreur du même genre qui fait croire que, plus on augmentera les impôts, plus on retirera d’argent : il se trouve au contraire qu’au-delà d’une certaine limite l’impôt tarit les revenus au lieu de les augmenter. En mécanique, la meilleure machine est la plus simple. Un autre préjugé, qui n’est que la conséquence du précédent, c’est la croyance aux vertus des lois, qui conduit à les multiplier sans cesse et sans mesure : on en exagère les bienfaits, et l’on ferme les yeux sur les maux dont elles sont la cause. « Plus un agrégat est complexe, plus les effets amenés par une force accidentelle sont multiples, confus et incalculables : une société est donc de tous les agrégats celui où il est le plus difficile d’agir d’une manière voulue et intentionnelle. » M. Spencer cite comme exemple les lois sur la