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un des traits caractéristiques du Grand-Russien[1]. La manière dont la Russie a passé au christianisme n’y est point étrangère. La masse du peuple s’était faite chrétienne par ordre, sans avoir été suffisamment préparée à la foi nouvelle, sans même avoir achevé l’évolution polythéiste qui chez les autres peuples de l’Europe précéda l’adoption du christianisme. La religion de l’Évangile, se trouvant trop avancée pour l’état intellectuel et social de la nation, s’y corrompit ou plutôt s’y réduisit aux formes extérieures. Du christianisme, le Moscovite ne prit que le corps, et, plus encore que dans les campagnes de l’Occident, l’âme du paysan demeura païenne. D’autres peuples se sont lentement assimilé l’esprit de la religion, dont ils n’avaient d’abord adopté que les dehors : l’isolement géographique et historique de la Russie lui rendit cette assimilation plus difficile. La distance et la domination mongole la séparèrent des centres du monde chrétien, la misère et l’ignorance y dégradèrent la religion comme toutes choses. Toute théologie disparaissant, le culte prit la place laissée vide par elle, et devint toute la religion. Au milieu de l’abaissement intellectuel général, la connaissance des paroles et des rites du service divin fut toute la science exigée d’un clergé dont les membres ne savaient point toujours lire.

L’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations. L’ignorance avait elle-même corrompu la liturgie, qu’elle entourait d’une superstitieuse vénération. Dans les livres s’étaient glissées des leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales. L’unité liturgique avait insensiblement fait place aux divergences de lectures et de rituel. La main des copistes avait introduit dans les missels des contre-sens, des interpolations bizarres, parfois des intercalations capricieuses, et ces leçons nouvelles recevaient du peuple le respect dû à l’antiquité, ces endroits corrompus et parfois inintelligibles semblaient d’autant plus saints qu’ils étaient plus obscurs. La dévotion y cherchait des mystères, des sens cachés, et sur ces textes altérés se fondaient des théories et des systèmes que le zèle imposteur des scribes formulait parfois dans des livres apocryphes mis sous le nom de pères de l’église. La confusion était telle, et les altérations si visibles, que, dès le commencement du XVIe siècle, un prince moscovite, Vassili IV, avait appelé un moine grec à réviser les livres liturgiques. L’aveugle révérence du clergé et du peuple fit échouer cette tentative ; le correcteur des livres, Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé comme hérétique dans un couvent lointain. Ce fut l’imprimerie qui fit éclater la crise définitive. Comme partout, la nouvelle découverte fut le

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1873.