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s’étonner que, cessant d’être à craindre, d’Épernon n’ait pas cessé d’être persécuté.

Sa fin est caractéristique. L’orgueil y lance un dernier éclair. La haine contre Richelieu semble aussi vouloir lutter encore, mais elle s’abîme dans la soumission du chrétien. Il venait de pardonner à ses domestiques ; un religieux qui l’assistait lui dit de leur demander pardon à son tour. Le moribond se redressa : « Je n’ai pas ouï dire que, pour bien mourir, un maître ait à faire amende honorable à ses gens, répondit-il d’une voix forte ; il suffit que je leur aie pardonné. » Il chargeait Fabert de supplier le roi en faveur de ses petits-enfans (propres neveux de Louis XIII), que la disgrâce de La Valette, leur père, laissait sans protection. « Monsieur, dit Fabert, auriez-vous oublié son éminence ? Un petit mot pour elle ne fera point de tort à votre famille. » D’Épernon demeura un instant silencieux. « Je prie Dieu, dit-il enfin, qu’il bénisse ses entreprises, je suis son serviteur. » Il me semble qu’on ne pouvait mieux dire, et que la fierté de l’homme ne perd rien à cette concession suprême, arrachée peut-être à la sollicitude du père de famille plus encore qu’au chrétien.

Ainsi disparut de la scène du monde cette personnification grandiose de l’orgueil. Elle n’a pas sa pareille dans les trois derniers siècles de notre histoire. Audace, intrépidité, esprit de révolte et d’indépendance, âpres convoitises d’une ambition sans frein ni scrupules, d’Épernon a tout du haut baron féodal ! Même avant Richelieu, un tel personnage n’était ni plus ni moins qu’un anachronisme, non-seulement en face de la royauté, mise hors de pages depuis Louis XI, mais au milieu de cette noblesse française envahie de l’esprit de cour depuis François Ier, et déjà séduite à la servitude. Quand on réfléchit aux désastreuses conséquences de cette transformation du patricien en courtisan, qui a perdu l’aristocratie chez nous et l’a rendue impropre à tout rôle politique utile, il est difficile de ne pas admirer en d’Épernon une nature si fièrement incapable de bassesse, et de ne pas regretter qu’il ait été une exception parmi ses pairs.

D’Épernon a passionnément aimé nombre de choses dans la vie : avant tout, les jouissances de l’orgueil, celles de l’ambition ensuite, les plaisirs des sens, le jeu même. Il a passionnément haï presque tous ses contemporains : les Guises, Catherine, le maréchal d’Aumont, Nevers, Longueville, Brissac, Villeroy, Matignon, Henri IV, Châtillon, Rosny, d’Aubeterre, Bouillon, d’Arquien, d’Aubigné, d’Ornano, Lesdiguières, Créqui, Concini, Du Vair, Luynes, Thémines, de Gourgues, La Rochefoucauld, Ruccellay, Condé, Sourdis, Richelieu, longue kyrielle qui n’énumère encore que les plus violentes de ses aversions. Entre tant de goût pour les choses et