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sauver des mains de cette tourbe sauvage. A la place Pigalle, le général Susbielle lui-même, revenu à son poste après une courte apparition sur la hauteur, se voyait entouré, débordé par une multitude qui le poursuivait d’ignobles outrages, lui et son état-major. Malgré les précautions qu’il prenait pour garder une certaine liberté d’action, il ne pouvait que difficilement se défendre de la pression populaire. Il se maintenait quelque temps encore néanmoins, impassible au milieu de ce déchaînement, lorsqu’à dix pas de lui, le chef de son escorte, le jeune capitaine de Saint-James, tombait abattu par les balles de trois gardes nationaux qui le visaient par derrière. Aussitôt plus de deux cents coups de feu éclataient sur l’état-major. Ni le général ni les officiers n’avaient été atteints ; mais il y avait une dizaine d’hommes morts ou blessés, autant de chevaux, et c’était surtout le signal d’une effroyable bagarre. Au même instant descendait par les boulevards une sorte de torrent humain où se mêlaient les soldats du 88e de ligne, portant la crosse en l’air, et les gardes nationaux poussant des cris de triomphe. Alors, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, comprenant l’impossibilité d’engager la lutte dans de telles conditions, le général Susbielle se décidait à se replier en s’ouvrant un chemin avec un escadron de gendarmerie. Avant onze heures, Montmartre était perdu.

Les mêmes scènes se passaient aux mêmes heures à Belleville et aux buttes Chaumont. Là aussi le général Faron et le général Lamariouse avaient enlevé rapidement les positions, et ils avaient pu même acheminer une vingtaine de canons qui finirent par gagner l’École militaire. Ils s’étaient maintenus quelque temps, au milieu des masses qui les entouraient et circonvenaient leurs soldats. La situation n’avait pas tardé cependant à devenir difficile pour eux, surtout lorsque le bruit des affaires de Montmartre venait exciter les esprits. Le général Faron se trouvait dans ces quartiers dangereux, voyant la foule s’accroître et s’animer, les barricades s’élever autour de lui, mais ayant heureusement des troupes plus solides. Ouvrir le feu, il ne le pouvait guère, d’autant plus que les masses avaient encore une apparence assez inoffensive. Rester plus longtemps, il ne le pouvait qu’en compromettant sa division exposée à soutenir un combat où elle risquerait de disparaître. Une fois la situation reconnue, le général Faron avait résolument pris son parti, et tantôt parlementant pour se faire ouvrir les barricades, tantôt intimidant l’émeute par son attitude, il réussissait à se dégager avec ses troupes. Il était midi lorsque le général Faron arrivait à l’état-major peu après le général Susbielle. A partir de ce moment, tout était évidemment fini. Paris n’était plus qu’un vaste chaos où flottaient des forces militaires éparses et impuissantes, où les bataillons fédérés, maîtres sans combat d’un premier champ de