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peuple qu’il venait renouveler, le fils d’Alexis fut pour sa nation une pierre de scandale. Non-seulement ses réformes civiles et sa réforme ecclésiastique, l’abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l’église, mais ses mœurs privées, mais sa conduite personnelle et celle de ses associés étaient pour la masse du peuple une énigme peu édifiante. La répudiation de sa femme légitime, la tsarine Eudoxie, son union adultère avec une concubine étrangère, la mort de son fils Alexis, dont on faisait retomber le sang sur ses mains, tout, jusqu’à sa santé et aux contractions nerveuses de son visage, jusqu’à ses prodigieux succès après ses étonnantes défaites, contribuait à entourer la farouche et gigantesque figure du réformateur d’une sorte d’auréole diabolique. Ivan le Terrible avait eu non moins de vices, mais, jusqu’en ses crimes, c’était un vrai Moscovite, dévot et superstitieux comme le dernier de ses sujets. Devant un souverain comme Pierre Ier, l’étonnement et l’embarras des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel homme pouvait-il être le vrai tsar, le tsar blanc ? N’avait-il pas rejeté lui-même le titre slave, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Le souvenir des usurpateurs et des faux Dmitri était encore vivant. Parmi ce peuple illettré et dévoyé se formèrent des légendes qui mirent d’accord sa foi au règne de l’antechrist et son respect pour ses princes. Les raskolniks se sont ainsi fait une sorte d’histoire fantastique, dont les récits se sont secrètement transmis jusqu’à nos jours. Selon les uns, avons-nous dit, Pierre le Grand est le bâtard sacrilège de Nikone le patriarche, et d’une telle origine ne pouvait sortir qu’un fils du diable. Selon les autres, le tsar Pierre Alexiévitch était un prince pieux comme ses ancêtres, mais il avait péri en mer, et on l’avait remplacé par un Juif de la race de Danof, c’est-à-dire de Satan. Quand il se fut emparé du trône, le faux tsar enferma la tsarine dans un couvent, tua le tsarévitch, se maria avec une aventurière allemande, et remplit la Russie d’étrangers[1]. Pour le vieux-croyant, de pareilles fables expliquent cette monstruosité d’un tsar russe destructeur des mœurs de la sainte Russie. Dans le cours même du XIXe siècle, les plus petits comme les plus grands événemens de la vie de Pierre Ier, ses vices, comme sa gloire elle-même, ont servi de preuves à sa mission de perdition. Remportait-il, après de terribles revers, d’insignes victoires, c’est que, aidé du diable et de la franc-maçonnerie (farmazia), il faisait des prodiges. A-t-il dépassé en puissance tous les souverains russes et tous les vieux bogatyrs, c’est que Satan est le prince de ce monde, et que son ministre s’y devait faire adorer comme un dieu. Les faits

  1. Sbornik pravilelstvennykh svédénii, etc., t. 1er, p. 178,179.