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fait de leur propre patrie la mystérieuse contrée maudite des livres saints. C’est la Russie (Roussa) qu’ils reconnaissent dans l’Assour de la Bible, c’est à elle qu’ils appliquent les anathèmes des prophètes contre Ninive et Babylone.

Pour les raskolniks, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre et le nom de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes leurs importations de l’étranger. La Russie étant sous le règne du « diable, fils du démon, » les vrais fidèles doivent repousser tout ce qui s’est introduit dans leur patrie depuis les années de Satan. Favorisée par cette notion de l’antechrist, la lutte du raskol contre la réforme européenne et l’état moderne s’étendit à tout ce qui venait de l’Occident. Nulle part ne se montrent mieux au jour les principaux traits du schisme : son étroit formalisme et son allégorisme grossier, son culte aveugle du passé et son exclusivisme national. Il donna ce singulier spectacle de sectes populaires mettant à l’index tout ce qui venait du dehors, tout ce qui était nouveau, les objets de consommation matérielle comme les découvertes de la science. Tandis que l’Europe s’enrichissait des productions des deux Indes, le vieux-croyant leur fermait obstinément sa porte. Il condamnait l’usage du tabac, l’usage du thé ou du café, l’usage du sucre ; transportant le culte des anciennes mœurs dans le boire et le manger, il dénonçait la plupart des denrées coloniales comme hérétiques et diaboliques. Tout ce qui était postérieur à Nikone et à Pierre le Grand fut proscrit par les défenseurs des vieux livres. Un sectaire défendit de se servir des routes pavées, parce que c’était une invention de l’antechrist ; plus récemment, un autre enseignait que la pomme de terre était le fruit à l’aide duquel Satan avait séduit la femme. Le vieux-croyant élevait autour de soi une muraille de scrupules et de préjugés, se retranchant dans son ignorance stationnaire et excommuniant à la fois toute la civilisation. Aux ordonnances de Pierre Ier enjoignant de changer de vêtement, de calendrier ou d’alphabet, le raskol répondit par un décalogue nouveau : tu ne te raseras pas, tu ne fumeras pas, tu n’useras pas de sucre, etc. Dans le nord de l’empire, où ils sont plus nombreux et plus stricts, il est encore aujourd’hui beaucoup de raskolniks qui se font scrupule de prendre du tabac ou de mettre du sucre dans leur thé. Ces répugnances s’appuient chez eux sur des argumens tirés de l’Écriture et le plus souvent empreints du plus grossier réalisme. Le vieux-croyant qui ne fume pas s’autorise de ce mot de l’Évangile : « ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort. » (Marc, VII, 15.) Celui qui réprouve le sucre se fonde sur ce que le sang est employé dans sa fabrication et que l’Écriture défend de se nourrir du sang des bêtes, prohibition qui semble avoir été plus longtemps