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les divertissemens qu’avait approuvés Pétrone étaient les seuls qui lui semblaient agréables. Cette faveur ne tarda pas à donner de l’ombrage à Tigellin. Comme celui-ci n’était parvenu à plaire à l’empereur qu’en flattant ses passions et qu’il ne se soutenait que par ses complaisances, il craignit son rival et résolut de le perdre. Ce n’était pas bien difficile sous un prince peureux et cruel, surtout le lendemain d’un grand complot qui avait failli réussir. Pétrone n’était assurément pas un conspirateur ; mais un homme si répandu et d’un commerce si aisé devait nécessairement avoir quelques connaissances compromettantes. On lui fit un crime d’une de ces liaisons. Il fut signalé comme l’ami d’un des conjurés qui venaient de périr. Un de ses esclaves qu’on acheta servit de délateur. Le reste de ses serviteurs fut jeté en prison, et l’on se mit en devoir, comme c’était l’usage, de le condamner sans l’entendre.

Néron se trouvait alors en Campanie. Pétrone, qui s’était mis en route pour suivre la cour, fut forcé de s’arrêter à Cumes, et il reçut l’ordre d’y attendre qu’on eût décidé de son sort ; mais précisément il lui déplaisait d’attendre : ces alternatives d’espérance et de crainte, qui pouvaient durer quelque temps, n’étaient pas de son goût. Il résolut d’y mettre fin et de mourir. Ses dernières dispositions furent bientôt prises, et ce voluptueux se montra plus énergique en ce moment suprême que beaucoup de ceux qui s’étaient conquis par une vie austère un grand renom de fermeté. La plupart des condamnés se croyaient obligés de remplir leurs testamens de flatteries, et, pour conserver à leur famille une partie de leur fortune, ils laissaient le reste au prince ou à ses amis. Pétrone au contraire chercha tous les moyens d’être désagréable à Néron. Il fit briser un vase précieux qui lui avait coûté 300 000 sesterces, pour qu’il ne tombât pas entre les mains de l’empereur, dont il connaissait les manies. Il se trouva ensuite l’esprit assez libre pour composer un écrit qui devait être remis cacheté au prince ; il y décrivait, sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues, les débauches cachées de Néron, et ces inventions monstrueuses par lesquelles ce vieillard de trente ans essayait de ranimer ses sens fatigués. Sa vengeance satisfaite, il eut le soin de briser son anneau pour qu’il ne servît pas plus tard à faire des victimes[1] ; puis il se prépara à mourir.

La mort de Pétrone est assurément l’une des plus curieuses parmi celles que Tacite nous a racontées : elle a surtout ce caractère

  1. On venait précisément d’employer ce moyen pour que la mort d’un innocent en entraînât d’autres : on avait ajouté une phrase accusatrice au testament d’Annæus Mela, le père de Lucain, qu’on avait condamné à mourir, puis on s’était servi de son anneau pour recacheter le testament, afin de donner à l’accusation une ombre d’apparence. C’est ce que Pétrone voulait éviter en brisant son anneau.