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osant faire autrement qu’eux. Pétrone, qui partageait ces sentimens, se chargea de faire justice du novateur. Il introduisit dans son roman un personnage, le vieux poète Eumolpe, qui devait défendre les saines traditions. Ce poète est fort en colère contre les jeunes vaniteux « qui, dès qu’ils savent mettre un vers sur ses pieds, se croient montés sur l’Hélicon, et qui, rebutés par les difficultés de l’éloquence, se réfugient dans la poésie comme dans un port tranquille où tout le monde peut aborder. » Ils se trompent, s’ils pensent qu’il est facile de faire des vers. La première condition pour y réussir, c’est que « l’esprit soit entièrement saturé de littérature. » C’était déjà se mettre en désaccord avec Lucain : le jeune auteur, qui se piquait d’écrire de génie, n’avait sans doute pas plus de goût pour les connaissances littéraires que son oncle Sénèque, qui parle si mal de toutes les sortes d’érudition. Pétrone demande aussi que le poète s’exprime avec une élégance soutenue, qu’il emploie des expressions qui ne sont pas à l’usage ordinaire du peuple, et que surtout il ne croie pas avoir atteint le comble de l’art quand il a trouvé quelques pensées brillantes qui ressortent du tissu du discours, ne sententiœ emineant extra corpus orationis expressœ. On ne peut s’y tromper, c’est bien de Lucain qu’il veut ici parler, et il reprend le principal défaut du jeune poète ; mais voici où il le désigne plus clairement encore. « Celui qui entreprend de chanter la guerre civile, nous dit-il, ne doit pas se contenter de dire les choses comme elles se sont passées ; un historien y réussira mieux que lui. Le poète doit précipiter son récit au milieu d’événemens qu’il complique, ayant recours à l’intervention des dieux et ne se faisant pas faute d’inventer des fables, en sorte qu’on trouve chez lui l’emportement d’une âme qui n’est pas maîtresse d’elle-même, plutôt que l’exactitude d’un homme qui vient témoigner devant un juge. »

Pétrone ne s’en tient pas à ces critiques générales, et, pour achever de confondre Lucain, il a l’idée ingénieuse de refaire son poème ; il veut lui montrer combien l’œuvre serait meilleure, si elle était composée d’après les principes de l’ancienne école. Afin que la démonstration soit complète, il suit pas à pas l’auteur qu’il prétend corriger. Il imite et résume, dans un petit poème de deux cent quatre-vingt-quinze vers, les premiers livres de la Pharsale, les seuls qui fussent connus du temps de Néron ; il ne prend pas la peine de se mettre en frais d’invention, et se contente d’y ajouter un peu de mythologie. Après un tableau de la situation de Rome à l’époque de César, plus vague et moins historique que celui qui ouvre la Pharsale, il s’empresse d’introduire les dieux. Entre Naples et Pouzzoles, dans ces champs volcaniques où Virgile a placé l’entrée des enfers, au milieu d’une nature tourmentée, Pluton apparaît, « le visage noirci par la flamme des bûchers, la barbe blanche