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défaillance, une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen était l’isolement, la claustration dans des retraites fermées, la fuite en des lieux inhabités. Au milieu du trouble et de l’épouvante des âmes, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour abréger le temps de l’épreuve et sortir de ce monde damné, on recourut systématiquement au meurtre, au suicide. Des fanatiques surnommés les tueurs d’enfans (diétooubiitsy) se firent un devoir d’envoyer au ciel l’âme innocente des nouveau-nés, et de leur épargner ainsi les angoisses du règne infernal. D’autres, appelés étouffeurs ou assommeurs (douchilstchiki, tioukalstchiki), croient rendre service à leurs parens et à leurs amis en les empêchant de mourir de mort naturelle et en précipitant leur fin lorsqu’ils sont gravement malades[1]. Entendant à la lettre avec un farouche réalisme le verset de l’Évangile, « le royaume de Dieu se prend par force, et c’est par violence qu’on le ravit » (Matthieu, XI, 12), ils prétendent que le ciel ne s’ouvre qu’à ceux qui périssent de mort violente. Comme certains fakirs de l’Inde, un groupe plus nombreux et l’un des plus puissans au premier siècle du raskol, les philipovtsy ou brûleurs (sojigatély) prêchaient la rédemption par le suicide et le salut par le baptême du feu. À leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination de Satan. La Sibérie et les confins de l’Oural ont vu des sectaires de ce genre se brûler ensemble par centaines sur de vastes bûchers construits à dessein, ou par famille dans des cabanes incendiées, au milieu de prières et de cantiques. Dans notre siècle même, on cite quelques exemples de semblables fureurs.

Une folie en engendre une autre ; la croyance à la venue de l’antechrist conduit à la croyance au renouvellement prochain de la terre, à la seconde venue du Christ et au règne de mille ans. Le millénarisme et le messianisme ont ainsi envahi les sectes extrêmes de la bezpopovtschine, qui par là donne la main à des sectes gnostiques de différentes origines. Comme beaucoup des premières hérésies du christianisme, le réalisme russe interprète d’une façon toute matérielle les prophètes et l’Apocalypse. Le mougik ou l’artisan attend l’établissement d’un royaume temporel du Christ et escompte d’avance l’empire promis à ses saints. Une telle foi ouvre la porte au prophétisme et à toutes les extravagances, comme à toutes les fourberies qui l’accompagnent. Le code russe a beau condamner les faux prophètes et les faux miracles, les campagnes sont de temps en temps parcourues par des illuminés qui proclament la seconde venue du Sauveur, et parfois se donnent eux-mêmes comme le

  1. Sbornik prav. svéd. o rask., t. Ier, p. 174.