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soldats. Le principal défaut serait un peu trop de régularité. Le cimetière russe, par la variété de ses monumens, est un Père-La-chaise militaire ; celui-ci fait songer à un état de situation bien aligné par colonnes et par paragraphes, et dont le sergent-major dit avec orgueil à la salle des rapports : « c’est réglé comme papier de musique. « Mais, la beauté de cette sépulture, la fraîcheur des arbres, ces fleurs toujours renouvelées, disent éloquemment que la France n’oublie pas ses enfans. En lisant ces noms héroïques, ces numéros de régimens fameux, on revoit ces soldats alertes, « agiles comme des panthères » un jour d’assaut ; on les revoit avec leur teint bronzé, leur figure noire et maigre, leurs traits énergiques, fortement accentués, qui devaient contraster avec les larges et pleines figures du fantassin moscovite. Leurs compagnons d’armes, revenus parmi nous après avoir bravé tant de périls, ont subi la loi de la nature, ils ont vieilli ; mais ceux-ci, par un privilège glorieux, on se les représente toujours jeunes, ardens, tels qu’ils furent il y a vingt ans sur le bastion Malakof ou sur les hauteurs d’Inkermann.

Mon isvochtchik ne parlait de ce cimetière qu’avec enthousiasme. « Ce n’est pas comme ceux des Anglais, » ajoutait-il ; mais où sont les cimetières anglais ? pour mieux dire, où ne sont-ils pas ? On n’en compte pas moins de 126 dans la petite presqu’île de Chersonèse. Il y en a de grands, il y en a quantité de petits et de moyens. À quelques pas du nôtre, je trouve sous un arbre, près d’une métairie, la tombe du major-général Bucknall-Bucknall Est-court. J’y relève une inscription en russe qui rappelle les touchantes supplications qu’on lit parfois sur les stèles antiques : « la veuve du général défunt fait prière instante de respecter les restes périssables de son époux. » Cette prière jusqu’ici a été exaucée. Un cimetière anglais est ordinairement entouré d’un enclos, et ce luxe de pierres m’explique pourquoi l’on ne trouve presque plus trace de l’ancien mur que les Grecs avaient élevé de la baie du Sud à Balaklava pour protéger la Chersonèse contre les barbares. Dans ces enclos, on ne trouve que les rudes herbes, pleines de petits coquillages desséchés, qui couvrent la plaine environnante. Souvent il y a une brèche, et on voit que des moutons sont venus tondre l’aride gazon. Mon Russe parle avec indignation de ces violations de clôture, que naturellement il attribue aux Tatars. Peut-être ont-ils cru pouvoir, sans sacrilège, reconquérir pour le libre pâturage le terrain séquestré par la piété anglaise. Quelques stèles sont renversées ; sur d’autres, par l’action du temps sur cette pierre trop tendre, les inscriptions ne sont plus lisibles. Cet état de choses a dû affliger bien des cœurs au-delà du détroit. Il y a quelques années, un officier anglais vint inspecter ces sépultures, et l’on parla d’imiter les Français et les Russes, de réunir en un seul cimetière les restes