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enfin arrivé, le messie, le libérateur du peuple a paru, et son règne a commencé. L’affranchissement des serfs a porté un grand coup à ces rêves millénaires ou messianiques, et par suite aux sectes extrêmes du raskol ; le progrès de l’instruction et le progrès de la richesse en doivent achever la ruine.

Ces sectes, dont nous venons d’esquisser l’évolution générale, nous paraissent souvent ridicules et toujours enfantines. Nous sommes tentés de prendre en dédain le peuple d’où sortent de telles aberrations : ce serait nous tromper. Partout la déraison et l’extravagance ont été aisément accueillies de l’esprit humain sous le couvert de la religion. Il est des pays d’une culture plus ancienne ou plus populaire qui sous ce rapport ne le cèdent guère à la Russie. Le raskol russe a sa contre-partie dans les sectes passées et contemporaines de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique. Entre les puritains et les vieux-croyans, les ressemblances sont nombreuses, et pour l’originalité, pour les excentricités religieuses, l’Anglo-Saxon se peut comparer au Grand-Russien. Les Russes aiment à montrer des ressemblances entre leur patrie et la grande république du Nouveau-Monde : celle-ci n’est pas une des moindres. Comme les anciens serfs moscovites, les citoyens de l’Union ont leurs prophètes et leurs prophétesses, et il n’est absurdité, il n’est immoralité qui chez eux n’ait trouvé ses prédicateurs et ses prosélytes. A quoi se doit attribuer cette singulière analogie des deux plus vastes états des deux continens ? Est-ce au génie de la race et à un mélange de sangs encore mal fondus, ou bien aux aspects du sol, à un climat excessif et à des saisons fortement contrastées ? Est-ce à l’étendue même du territoire et à la diffusion, à la séparation des hommes et des idées sur de vastes espaces, ou bien encore à la croissance trop rapide et mal équilibrée des deux empires, à la nullité de l’instruction populaire dans l’un, à la médiocrité de l’instruction supérieure dans l’autre ? Isolées ou réunies, toutes ces causes sont impuissantes à expliquer complètement ce curieux phénomène, et pourtant ce sont là les points par lesquels les deux colosses se ressemblent le plus. A certains égards, le principe de l’esprit de secte dans la république démocratique et dans l’empire autocratique paraît tout différent et presque opposé. Aux États-Unis, cette exubérance de l’idée religieuse et ces débauches théologiques proviennent d’un individualisme excessif, d’un esprit de séparation et de morcellement, d’un esprit d’initiative et d’innovation, d’habitudes d’indépendance et de témérité transportées de la politique ou de l’industrie dans la religion. En Russie au contraire, si l’intelligence populaire s’est émancipée dans la sphère religieuse, c’est que longtemps ce fut la seule qui lui demeurât ouverte, le seul champ