Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

environs devaient leur prospérité aux amiraux, aux officiers amoureux de villégiature. Quand Sébastopol vaincu perdit sa garnison, les capitaux manquèrent non-seulement pour relever les maisons, mais pour remettre en culture la campagne. Voilà pourquoi les ceps et les arbres arrachés n’ont pas été replantés et pourquoi la Chersonèse, comme avant l’arrivée des Héracléotes, 500 avant Jésus-Christ, est une grande friche. Sébastopol, le poste avancé de la Russie, avait été comme jeté au milieu d’un désert que n’avait pas encore entamé l’émigration slave. Cette ville était à cinq ou six journées de la Russie, avec laquelle elle ne pouvait communiquer que par la mer ou par la steppe. Il fallait pourtant que la Russie la fît vivre. Toute la subsistance de Sébastopol découlait du budget de la guerre. Sa fortune, c’était la solde des marins et des militaires, la dépense des nombreux fonctionnaires, les allocations de l’état pour la construction des édifices militaires. Tout cela lui a manqué à la fois ; ne tirant rien d’elle-même, puisqu’elle n’a qu’une faible population civile, rien du pays environnant, puisque Sébastopol n’a pas cette ceinture de villages opulens qui entoure Paris, rien de l’état, puisque le traité de 1856 était à la Russie l’empire de la mer, — cette ville est tombée dans la misère. La guerre l’avait démolie, mais c’est la paix qui l’a ruinée.

Ce qui frappait dans Sébastopol prospère, c’étaient des casernes et des forts. Ce qui domine dans Sébastopol abattu, ce sont des tombeaux. Là l’église en pyramide qui couronne le cimetière des « cent mille hommes ; » ici la cathédrale qui s’élève sur la cendre des trois amiraux ; ce qu’il y a de curieux dans les environs, ce sont encore des cimetières. Qu’est-ce que la rade elle-même, sinon le tombeau de la flotte russe ? Qu’est-ce que Sébastopol enfin, sinon le tombeau de Sébastopol ? Et pourtant dans ce corps mutilé, dont on pourrait dire comme du maréchal Rantzau que « Mars ne lui a rien laissé d’entier que le cœur, » on sent maintenant comme un immense désir de vivre. Il passe sur ces ruines comme un souffle de résurrection prochaine. Depuis que la cité a son gouverneur particulier, — M. Péréléchine, un intrépide défenseur du troisième bastion, — l’espérance est revenue. J’ai été étonné de la quantité de maisons qui se bâtissaient à la fois dans une ville où l’on n’a pas bâti depuis vingt ans. « Une vraie maladie, » me disait mon hôte, — qui bâtissait lui-même. Ce qui surexcite les constructeurs, c’est l’attente d’une inauguration prochaine du chemin de fer. Déjà on a trouvé à la petite banque locale des allures un peu séniles et routinières, et l’on parle de fonder une grande société de crédit. Le conseil municipal est en marche avec une compagnie pour amener dans les fontaines de Sébastopol l’eau des sources voisines ; mais cet effort pour vivre a besoin d’être aidé par le gouvernement. Il peut déclarer