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nemens comme ceux dont elle peut aujourd’hui apprécier le danger. M. Disraeli a dit bien des choses dans son discours d’une éloquence spirituelle et humoristique, et il en a dit une notamment assez étrange, assez énigmatique en vérité. M. Disraeli a parlé des classes ouvrières anglaises aujourd’hui en possession de franchises, de droits, et de libertés « que les classes aristocratiques ne possèdent pas en d’autres pays. » A qui a-t-il bien pu faire allusion en ajoutant aussitôt que les ouvriers anglais eux-mêmes n’avaient à craindre « ni les arrestations arbitraires, ni les visites domiciliaires ? » M. Disraeli a peut-être profité des franchises de Guildhall pour dire son opinion aux puissans du moment, qui en prendront ce qu’ils voudront. CH. DE MAZADE.




Machiavel, par M. Nourrisson, membre de l’Institut ; Paris 1874.


Il y a peu de noms auxquels se soit attachée une aussi détestable renommée que celle dont Machiavel continue d’être l’objet. Est-ce une juste Némésis qui poursuit la mémoire du secrétaire florentin, ou bien le procès peut-il encore être révisé ? Rien qu’à réunir les différens plaidoyers écrits sur ce sujet, on formerait une bibliothèque. Pour les uns, l’auteur du Prince est un monstre dans l’esprit duquel ont germé tous les plus mauvais fermons de la renaissance ; matérialiste, athée, hypocrite, imposteur, lâche et corrompu, il a élevé à la hauteur d’une théorie infâme ce qu’une époque de tumulte et de passion sanglante a enfanté de maximes immorales et de préceptes éhontés. Pour les autres, Machiavel est un héros de patriotisme ou de dévoûment à la liberté, soit qu’il ait voulu rassembler à tout prix entre les mains du Médicis l’absolu pouvoir, seul capable de lui permettre de chasser les barbares d’Italie, soit qu’il ait eu la pensée de l’induire à s’arroger en effet, par les moyens les plus efficaces, la plus grande somme d’extrême despotisme, afin de le rendre détestable et odieux, de soulever Florence contre lui, et de réveiller chez ses concitoyens le sentiment de leur indépendance. Nouveau Brutus, Machiavel aurait feint la démence, ou la scélératesse, qui est à sa manière un genre de folie, pour affranchir sa république et sa patrie italienne. Il y aurait un dévoûment filial dans l’excès de sa perfidie ; sous l’avilissement de son langage se cacherait une noble passion, de même que, dans notre théâtre contemporain, c’est le plus souvent à la courtisane ou à la femme déchue qu’il faut aller demander la passion pure, le vrai amour maternel, l’affection noble et désintéressée. Comme si ce n’était pas assez de paradoxe, il est tel maître en la science de la philosophie de l’histoire aux yeux de qui Machiavel est non plus un Iago ni un Richard III, ni seulement un Brutus, mais mieux que cela, un