Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/521

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’aveuglette, comptant toujours sur l’intervention obligeante d’un passant pour me tirer d’embarras. J’allais tenter de rebrousser chemin quand la lanterne d’une voiture m’apparut tout à coup comme un phare de délivrance. Je hélai le cocher, et, sans trop savoir où il me conduisait, je m’abandonnai à son instinct. Quelques minutes après, la voiture s’arrêtait devant une grande baraque en planches, surmontée d’un écriteau où, à la lueur que projetait la lanterne, je lisais cette inscription pleine de promesses : Hôtel de Colchide tenu par Jacquot.

Il ne restait plus qu’à me faire ouvrir. Je n’avais jamais imaginé, avant de venir au Caucase, que ce pût être une opération si difficile. J’avais beau m’escrimer du poing contre la porte, rien ne tressaillait dans cette masure plus fermée qu’un cloître. Le cocher descendit de son siège et se mit de la partie. Ce duo fût probablement resté sans effet sans deux énormes chiens qui veillaient dans l’ombre. Tiré de sa léthargie par leurs aboiemens, l’hôtelier se décida à entr’ouvrir son volet et demanda d’un air rogue quel était l’intrus qui faisait tout ce tapage à pareille heure (il pouvait être 8 heures 1/4). Je déclinai modestement ma qualité de voyageur en quête d’un gîte pour la nuit. L’aubergiste se radoucit et vint lui-même ouvrir.

L’Hôtel de Colchide, malgré son titre pompeux, n’éveille pas précisément le souvenir de la toison d’or. Les chambres y sont d’une désolante nudité. Les lits, si j’en juge par leur exiguïté, sont d’anciens berceaux maladroitement détournés de leur destination première. Les draps rappellent ces loques historiques où, sous la régence besoigneuse de Mazarin, grelottait, au dire de Mme de Motteville, la royauté future de Louis XIV. La vérité m’oblige à confesser que, malgré l’insuffisance de ma couche, j’ai rarement dormi d’un meilleur somme. Il faisait grand jour quand j’ouvris les yeux. Le brouillard de la veille avait disparu ; le soleil jetait à flots dans la chambre sa poussière lumineuse. Je m’approchai de la fenêtre pour jouir du paysage. Quelque préparé que je fusse aux surprises du Caucase, je restai stupéfait. J’étais logé littéralement dans un marais. De quelque côté que je jetasse les yeux, je ne voyais qu’une interminable forêt de roseaux, çà et là coupés de broussailles à demi noyées dans une eau vaseuse. De distance en distance, des maisons de planches émergeaient du milieu des herbes comme ces affûts flottans où nos paysans s’embusquent pour la chasse aux canards. Poti comptait une vingtaine de maisons en 1858 quand Alex. Dumas y passa à son retour de Tiflis. Quelques semaines après (1er janvier 1859), un ukase de l’empereur Alexandre il l’élevait au rang de ville. Poti a pris au sérieux l’ukase du tsar. C’est aujourd’hui une ville au moins pour le nombre des habitans (11,000) et