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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/560

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cheval cheminaient vers la région montagneuse qui s’étend sur les confins de la Franconie et de la Thuringe. Celui qui marchait en tête était un jeune Thuringien nommé Ingraban, et plus souvent par les gens de l’endroit Ingram, dernier rejeton d’une ancienne famille dont l’origine était légendaire, mais qui ne possédait qu’un petit domaine au pays de Thuringe. Il servait de guide aux deux autres, l’un d’âge mur, aux larges épaules, méditatif, l’air imposant, le second à peine sorti de l’adolescence, aux traits réguliers et délicats, d’une exquise douceur. On les eût pris pour deux marchands voyageant pour leurs affaires. En réalité, le plus âgé de ces deux cavaliers n’était autre que l’illustre Winfried, plus connu dans l’histoire sous le nom de saint Boniface, le grand apôtre de la Germanie ; l’autre était son neveu Gottfried, qui avait voulu s’associer à son œuvre missionnaire dans un pays où la semence de la foi chrétienne était déjà répandue, mais où la grossièreté des mœurs, l’attachement persistant d’un grand nombre à la vieille religion, le manque total de discipline et d’organisation, enfin les dévastations continuelles commises par les hordes slaves campées dans le voisinage compromettaient tristement le succès de la propagande. Le guide Ingraban était lui-même païen, ne savait guère ce que les deux voyageurs allaient faire dans son pays, et se montrait on ne peut plus revêche à leurs instructions religieuses ; mais il s’était engagé par serment à les protéger jusqu’au moment où ils seraient parvenus en pleine Thuringe, et rien au monde ne l’eût empêché de remplir son engagement. Arrivés au-dessus d’une vallée pittoresque connue sous le nom d’Idisthal, ils s’arrêtèrent pour passer la nuit sur un monticule où il semblait que la main des hommes eût jadis creusé le sol en fossés profonds. Du reste, le pays était désert. L’œil, de quelque côté qu’il se tournât, ne découvrait aucune habitation. Plusieurs invasions successives, Avares et Wendes avaient ravagé la vallée. C’est là pourtant que, selon la tradition locale, les ancêtres d’Ingraban avaient vécu jadis. A l’endroit où l’on disait que leur demeure s’était élevée autrefois, se dressait seul un grand arbre que le jeune guide saluait avec vénération, et qui plongeait par ses racines dans un terrain où l’on trouvait, dès qu’on remuait la surface, des débris carbonisés. Winfried et son jeune compagnon lui parurent commettre un sacrilège quand ils choisirent cet emplacement pour se livrer au sommeil et que le plus âgé enfonça sa hache dans le tronc du vieil arbre, comme pour défier les puissances ennemies qui pouvaient hanter ce lieu désolé. Quant à lui, il préféra dormir un peu plus haut, près d’une source qu’il aimait sans trop savoir pourquoi. Dans les brumes du soir qui s’élevaient d’un torrent coulant au fond du ravin, il croyait voir des formes divines qui se dessinaient légèrement et ondulaient gracieusement