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Il nous faut suivre rapidement les deux amans dans la retraite qu’Ingram avait découverte au fond d’une grotte spacieuse, dont l’étroite entrée était masquée par des broussailles. Là il avoua à Walburge que sa confiance dans les dieux de son enfance était ébranlée. Ils l’avaient bien mal protégé dans ces derniers temps. Il n’avait plus de foi que dans la « dame du destin, » qui demeurait dans l’Idisthal et qui avait toujours secouru ses ancêtres. Il lui montra un petit sac en peau de loutre, qui remontait, lui dit-il, jusqu’à son premier ancêtre dont le nom était Ingo. Celui-ci, amoureux de la fille de son chef, avait tué son rival en combat singulier, et, comme lui, il avait dû s’enfuir loin des vivans. En route, sur les bords de l’Idis, il avait vu une loutre qui allait dévorer un beau cygne, il avait tué la loutre, et le cygne s’était transformé en une belle femme, la déesse du torrent, qui avait prononcé sur lui des incantations portant bonheur et lui avait remis un charme qui lui assurait la victoire et le don d’invisibilité. Muni de ce charme, il avait pu enlever sa bien-aimée et se construire une grande demeure au-dessus du torrent de sa protectrice. Là il avait vécu puissant et invincible ; mais un jour son fils tira le charme du bahut où il était déposé et alla se promener dans la forêt. Alors les ennemis d’Ingo pénétrèrent dans sa maison et la brûlèrent avec tous ceux qu’elle contenait. L’enfant seul échappa, et c’est de lui qu’Ingram descendait.

Walburge considérait le petit sac avec effroi. C’était pour elle un talisman diabolique ; mais ils furent interrompus dans leur dialogue par l’arrivée d’un chasseur d’ours, espèce de colosse velu, presque aussi farouche que son gibier, bon diable au fond et très indécis entre la superstition païenne et la nouvelle religion qui se recommandait par de grandes vertus magiques. Ce demi-sauvage leur apprit qu’il venait de surprendre les Sorbes en plein préparatif d’attaque soudaine contre le village thuringien d’Ingraban. A tout risque, celui-ci s’y rendit avec Walburge pour donner l’alarme à ses compatriotes. L’imminence du danger, le service rendu, le besoin qu’on avait d’un brave comme lui, firent que nul ne songea à se prévaloir contre lui de la sentence qui le frappait. Les mesures les plus nécessaires furent prises à temps. Pour la première fois, la cloche de la nouvelle église sonna dans le pays pour appeler les habitans à la défense commune, et cette invention du dieu des chrétiens parut on ne peut plus sensée à Ingraban. Des premiers à l’avant-garde, il courut en personne au-devant de Ratiz, qui s’avançait sur l’excellent cheval qu’il lui avait gagné. Un combat furieux s’engagea. Ingraban, démonté, allait être assommé par un coup de massue du chef sorbe, lorsque Gottfried, n’écoutant que son dévoûment, héroïque même pour l’amant aimé de Walburge, s’élança pour le