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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/919

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a dit le grand Corneille dans un vers débordant de force et de vérité philosophique. M. Thomas, lui non plus, n’a jamais rien créé d’original, rien inventé. Seulement ses œuvres, copies des maîtres qui depuis cinquante ans ont occupé l’attention du public, ses œuvres ont toujours eu la chance de se montrer au bon moment, sous le règne même de l’idée qu’il s’ingéniait à reproduire, imitant Rossini et Boieldieu dans la Double échelle, dans Mina, Hérold et Weber dans le Songe d’une nuit d’été, M. Gounod dans Mignon. Que fût-il advenu, je le demande, si toutes ces copies, tous ces rifacimenti, au lieu de pouvoir s’espacer à tour de rôle devant le public à la faveur de l’aura popularis, nous eussent été donnés coup sur coup comme les opéras de M. Membrée et après un sommeil d’un quart de siècle ? Entre l’auteur éconduit de l’Esclave et des Parias et l’auteur applaudi d’Hamlet, il n’y a donc qu’une question de bonheur. Tous les deux ont joué le même jeu, l’un a gagné, l’autre a perdu : voilà toute la différence.

Les Parias ayant sombré dès le début de la campagne, il ne restait à ce malheureux théâtre qu’à se rejeter sur les Amours du Diable. Le Théâtre-Lyrique (mars 1853), et plus tard l’Opéra-Comique (août 1861), avaient déjà représenté cette amusante transformation du roman de Cazotte, dérivant elle-même d’un ballet de M. de Saint-Georges donné à l’Opéra il y a quelque trente ans, et dont M. Benoist et M. Reber avaient écrit la musique. Fanny Elssler était alors dans tout l’éclat de son succès du Diable boiteux. On avait naturellement pensé à elle pour ce rôle de démon féminin. Elle ne le joua pas cependant, et ce fut Pauline Leroux qui s’en acquitta. Nos souvenirs ne remontent point jusqu’au ballet, mais nous avons vu l’ouvrage de Grisar quand on le reprit à l’Opéra-Comique, et ce que nous pouvons dire, c’est que Mme Galli-Marié y faisait des prouesses. Quel diable amoureux que cette jeune femme en 1861 avec sa svelte allure, son œil malin et sa friponnerie charmante ! Elle n’était pas jolie, elle était pire et brûlait les planches ; puis une voix chaude, passionnée, qui savait mettre en relief les beautés dramatiques de cette partition, une des plus intéressantes du répertoire de Grisar. L’auteur exquis de Gilles ravisseur, du Chien du jardinier, de Monsieur Pantalon, aimait surtout les petits cadres. C’était un Meissonier musical, très étudié, soigneux, curieux à l’excès et qui s’entendait à la mise en scène ; il faisait vivant, art suprême qui vint à Grétry de Molière (voyez les deux vieillards de la Fausse magie, le Cassandre du Tableau parlant), et que lui, Grisar, tenait de Grétry, de Monsigny, de Dalayrac. Cet art-là s’est perdu, un idéal morose, élégiaque, ennuyeux surtout, l’a tué. Roméo et Juliette, Mignon, Mireille, à l’Opéra-Comique, — où diantre l’idéal va-t-il se nicher ? Il s’y est logé cependant, et si bien que les anciens hôtes de l’endroit devront s’en aller chercher fortune ailleurs. Avec les Amours du Diable a commencé l’émigration, et pour peu que le dé-