Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’individu ne songe même pas à en distinguer d’absolues, de relatives, de contingentes, de supérieures, de conventionnelles. Toutes sont également sacrées, car toutes ont la même origine : la volonté du prince. L’assassin est déclaré coupable, non d’avoir violé les lois divines et humaines, mais d’avoir troublé le sommeil de sa majesté sacrée ; si son crime diffère d’une infraction à un décret sur les coiffures, c’est du plus au moins et non de l’innocence à l’infamie. Toutes ces lois se tiennent aux yeux du peuple, depuis celles qui organisent les pouvoirs de l’état jusqu’à celles qui fixent la forme des chaises à porteur. Il en résulte que chez ces nations de l’extrême Orient la révolution, une fois commencée, ne s’arrête plus devant rien. Avec le pouvoir politique de l’aristocratie est tombé son prestige moral ; avec la sévérité des maîtres est tombée la servilité et avec celle-ci le respect. La suppression des lois somptuaires a emporté avec elle le sentiment de la hiérarchie ; parce que certaines lois politiques ont été abrogées, il a semblé qu’il n’y avait plus de lois. Les notions de morale se sont elles-mêmes ébranlées, les traditions perdues ; la constitution de la famille s’est trouvée atteinte. L’imitation à outrance des étrangers a perverti les mœurs sans les remplacer ; les coutumes séculaires, en tombant sous les décrets, ont entraîné dans leur ruine tout un ordre d’idées et de préjugés qui s’y rattachaient. Ce n’est pas seulement le shogounat et l’aristocratie qui ont péri ; c’est la société d’autrefois tout entière.

La nation dévoyée, désorientée, obéit encore machinalement à une certaine routine, à la vertu de laquelle elle ne croit plus, cherche sa voie sans la trouver, et ne voit clairement ni où elle veut aller, ni où on la mène. Ce peuple, naguère en garde contre l’approche même des Européens, leur emprunte depuis leurs procédés administratifs jusqu’à leurs vêtemens, depuis leurs chemins de fer jusqu’à leur façon de saluer. Il n’a plus de règles à lui, plus de croyances propres ; n’a-t-on pas mis en avant l’idée de décréter une religion nouvelle ? Des gens qui en 1867 n’avaient pas songé qu’un mikado pût sortir de son palais, et qui s’agenouillaient dans la poussière sur le passage de sa litière fermée, le regardent aujourd’hui passer à cheval, sans même se découvrir, à tel point qu’il a fallu faire un décret tout récemment pour leur rappeler à ce sujet les règles de la politesse la plus élémentaire. Quand un peuple est fortement ébranlé dans son idéal social et moral, les vertus s’en vont les premières et ne se remplacent pas facilement. Avec la politesse s’est évanoui le vieux point d’honneur ; les fonctionnaires disgraciés, qui autrefois s’ouvraient le ventre, se font négocians ou banquiers et roulent carrosse. Une mystérieuse puissance dissolvante s’est emparée de toutes les classes ; elles n’ont plus une pensée commune, un point d’attache entre elles : de ce qui formait une