Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’hôtel une vingtaine de misérables sans leur demander autre chose que leur nom pour s’assurer que les mêmes ne reviennent pas tous les jours. Après le repos de la nuit, on les invite à des ablutions, après quoi ils reçoivent un déjeuner, quelquefois des vêtemens, et continuent leur route.

« N’êtes-vous pas souvent dupes ? demanda M. Nordhoff." — Oui probablement, mais mieux vaut donner à douze indignés que refuser à un honnête homme. »

Il ne reste de la société fondée par George Rapp en 1805 que cent dix personnes, dont aucune n’a moins de quarante ans. Une trentaine d’enfans ont été adoptés par les derniers rappistes, qui entretiennent aussi un certain nombre de laboureurs à gages. Toute la population est allemande ; c’est en allemand que se célèbre le service du dimanche, néanmoins il n’est personne qui ne parle anglais. George Rapp, le fondateur et jusqu’à sa mort le chef de la société d’Harmonie, naquit en Wurtemberg (1757). Fils de fermier, il reçut l’instruction élémentaire qui est donnée dans son pays aux gens de cette condition ; à l’âge de vingt-six ans, il se maria, et eut deux enfans appelés plus tard à devenir membres de sa société. Rapp avait dès sa plus tendre jeunesse aimé passionnément la lecture, et faute d’autres livres étudié la Bible. Comparant la condition du peuple au milieu duquel il vivait avec l’ordre social décrit dans l’Ancien-Testament, il se sentit indigné de la tiédeur des églises chrétiennes ; en 1787, il avait déjà pris l’habitude de prêcher dans sa propre maison pour une congrégation d’amis. Le clergé dénonça Rapp et ses adhérens, bien qu’ils eussent soin d’obéir à la loi et de mener la vie la plus régulière sous tous les rapports, ne se réservant que la liberté de conscience. Ils furent persécutés, ce qui est toujours le meilleur moyen d’exalter la ferveur religieuse ; la prison, les amendes, firent si bien leur œuvre cette fois qu’en 1803 Rapp réunissait autour de lui trois cents familles décidées à le suivre en Amérique pour y adorer Dieu à leur guise.

Trois cents de ses adeptes débarquèrent à Baltimore, où il les avait précédés, puis trois cents autres à Philadelphie ; le reste fut entraîné dans le comté de Lycoming (Pensylvanie) par Holler, l’un des compagnons de Rapp. Les six cents fidèles qui restaient à ce dernier étaient pour la plupart des fermiers et des artisans, gens économes, possédant quelque bien ; ils mirent par la suite leurs épargnes en commun, mais jusqu’au 15 février 1805 chaque famille resta distincte. Rapp avait alors quarante-huit ans, c’était un homme industrieux, entreprenant et sage ; les cabanes se construisirent, la terre se défricha vite sous sa direction. Dès la seconde année, les rappistes eurent cette distillerie modèle dont le whisky devint célèbre dans l’ouest, bien que ceux qui le fabriquaient n’en fissent guère usage ; leurs