Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/690

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
POETES CONTEMPORAINS

LA POESIE INTIME


I

Il y a des générations privilégiées entre toutes, à qui cette fortune est donnée, si l’on peut s’exprimer ainsi, de vivre et de se mouvoir dans la poésie comme dans leur élément naturel ; heureux le poète qui naît et qui chante alors ! C’est l’âme de toute une race qui passe dans ses vers ; c’est le rêve de tout un âge d’histoire qui prend corps et s’anime dans l’épopée d’Homère ou dans le drame de Shakspeare. Moins naïves déjà, moins naïvement abandonnées au hasard changeant de leurs impressions, mais non pas cependant moins heureuses, d’autres générations ont fait de la poésie le délassement de l’œuvre monotone de la vie, le charme de l’existence : ni les Sophocle, ni les Virgile, ni les Racine n’ont à se plaindre d’avoir vécu de leur temps ; pratiquant la liberté sous la règle, ils ont atteint le plus haut point de l’art, la perfection dans la mesure. Il est enfin des générations malheureuses, déshéritées avant même que de naître, plus sûres en quelque sorte de la souffrance que de la vie, pour qui la poésie n’est et ne peut plus être, comme on l’a si bien dit, « qu’une maladie pénétrante, subtile, une affliction plutôt qu’un don, une rosée amère à des tempes douloureuses[1]. » Elles ont vu le souffle du scepticisme dessécher jusque dans ses racines la foi robuste des vieux âges : illusions et croyances, elles ont tout vu se flétrir autour d’elles et tomber. Alors elles se sont repliées sur elles-mêmes, et, comme un homme né pour l’action, si le sort lui refuse l’occasion propice, et que les circonstances lui lient les mains, se réfugie du spectacle des choses contemporaines dans la froide et immobile contemplation de l’histoire, ainsi les poètes, se

  1. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, — Alfred de Vigny.