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qu’on la pratique aujourd’hui, — son défaut, celui qui frappe les yeux même du lecteur superficiel, c’est qu’elle est manifestement inhabile aux grandes créations et condamnée par suite à l’éternelle infériorité. Pour créer, il faut sortir de soi-même, et, se répandant au dehors, animer la réalité d’un excès de vie qu’on se retranche ; mais le propre de la poésie intime est de se renfermer et de se concentrer dans la personnalité du poète. Elle ne chante jamais qu’un homme : c’est lui, toujours lui, don Juan, Manfred, Childe-Harold, Lara, de quelque nom qu’on l’appelle, sur quelque théâtre lointain qu’on le transporte, sous quelque déguisement qu’on le masque, c’est Byron, toujours Byron. Aussi bien n’en peut-il guère aller autrement, car, tandis qu’on ne saurait épuiser la fécondité de la nature, égaler son infinie diversité, chacun de nous au contraire, heureux ou malheureux, à bientôt fait le tour et comme touché le fond de soi-même. De là résulte aisément une monotonie d’inspiration coutumière. Qu’il y ait sans doute un charme subtil, un plaisir curieux et délicat à suivre les imperceptibles retouches qui font un à un ressortir quelques traits jusqu’alors inaperçus de la physionomie, et que la méditation du moraliste s’intéresse à ces analyses déliées du sentiment qui s’aiguise et de la pensée qui s’affine, on ne le niera pas ; mais ce chant toujours tendu, si passionné qu’il soit, sur une corde unique, il est à craindre que tous les cœurs ne vibrent pas à son unisson. L’œuvre ne s’explique plus d’elle-même, il s’y glisse un je ne sais quoi de mystérieux, d’énigmatique, elle a besoin de l’histoire de la vie du poète comme de son commentaire perpétuel. Quelque sujet en effet qu’on choisisse, ou plutôt que le hasard d’une rencontre, de la lecture, de la vie familière, vous apporte, il n’a de valeur que celle qu’il emprunte aux impressions qu’il éveille chez le poète, or comment et pourquoi celui-ci n’accorderait-il pas à ses moindres impressions un égal intérêt ? Comment ne leur attribuerait-il pas une même importance dès qu’elles l’ont également intéressé ?

Il croira donc avec une candeur d’ordinaire naïve, mais qui parfois aussi respire une légère fatuité, qu’il n’est rien de ce qui le touche à quoi nous puissions demeurer indifférens, ni surtout étrangers. De là tant de pièces bizarres, et chez les plus grands : A une jeune fille qui me demandait de mes cheveux[1], et chez les plus fins : En m’en revenant un soir d’été, vers neuf heures et demie[2]. De là chez nos contemporains tant de pièces insignifiantes : M. Sully-Prudhomme va au bal, et il y valse, — sonnet ; M. Coppée fait une promenade en foire, — autre sonnet ; M. Bourget fait un tour de terrasse, — trois quatrains. De là surtout tant de pièces obscures, incompréhensibles, qui se déploient à travers un ordre d’idées et de sentimens si personnels au poète, si

  1. Lamartine, Recueillemens poétiques.
  2. Sainte-Beuve, Joseph Delorme.