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et qui commande à « septante sergens : » nul parmi ces braves ne sait comme elle traverser un anneau avec la flèche d’acier et franchir d’un bond neuf sabres fichés en terre. Ces héroïnes sont si bien dans la tradition épique que même des épopées artificielles, comme celles de Virgile ou du Tasse, ont dû admettre le type de Camille, la vierge volsque, et de l’altière Clorinde, l’effroi des chevaliers chrétiens.

La donnée la plus hardie qui se rencontre dans les chansons akritiques, c’est la lutte de Digénis contre Charon. Sans doute plus d’un héros de l’Orient en est venu aux mains avec des êtres « qui ne sont pas de ce monde-ci ; » Jacob a lutté avec l’ange ; Rustem a vaincu le Dive blanc de la caverne ; Sisyphe, « le plus rusé des mortels, » est parvenu à enchaîner la Mort ; Hercule, plus d’une fois, a fait sentir le poids de son bras aux hôtes de l’enfer ; mais le trait qui manque à toutes ces fables, et qui fait l’originalité des chansons anatoliques, c’est que le héros se trouve aux prises, non avec un ennemi ordinaire, mais avec sa propre destinée, et que, fût-il victorieux, il faut qu’il succombe. Je crois qu’on ne rencontrera d’analogies avec cette tradition étrange que chez les peuples slaves. Dans le recueil de M. Dozon, le héros bulgare Stoïan lutte avec une dive ; il allait la vaincre lorsque les élémens se déchaînent, et Stoïan, enlevé par un ouragan, retombe fracassé sur une pointe de rocher. Nous avons vu la chanson moscovite sur Anika. D’autres bylines russes reproduisent, mais avec des circonstances différentes, ce motif essentiel : la lutte du bogatyr contre la fatalité.

Les fictions du cycle d’Akritas présenteraient avec les épopées étrangères bien d’autres rapprochemens. C’est ainsi que le personnage de Basile Panthérios, surnommé par les poètes Digénis Akritas, semble suspendu entre les régions nuageuses de l’épopée et le terrain solide de la réalité historique, tour à tour émule des Hercule, des Rustem et des Antar, ou membre de la sacro-sainte hiérarchie de Byzance, le premier fonctionnaire des thèmes anatoliques.


IV.

Le poème que viennent de publier MM. Sathas et Legrand est un monument fort important : la découverte de cette relique est un fait considérable dans l’histoire de l’hellénisme. L’écrivain qui composa cette Digénide manquait de souffle épique ; son œuvre nous révèle du moins comment un lettré byzantin du Xe siècle comprenait l’épopée. Rédigé peu de temps après la mort d’Akritas, le poème peut être considéré comme une biographie presque fidèle d’un général grec dont le nom a retenu dans tout l’Orient et autour duquel les historiens officiels avaient fait le silence. Il complète et explique les chro-