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qui ne sont pas tenus d’être conséquens avec eux-mêmes, chantent également et l’ascension glorieuse de l’humanité, d’abord sauvage, à la vie civilisée, et l’inévitable décadence qui fait sortir de générations pires que leurs ancêtres une postérité plus vicieuse encore. Lucrèce, Virgile, Horace, sont pleins de cette contradiction. Et pourtant je ne sais quel accent plus grave, plus sincère, plus ému, nous avertit chez ces poètes, les deux derniers surtout, que l’idée de progrès est plus près de leur cœur : celle de décadence n’est guère pour eux qu’un thème obligé, un lieu-commun poétique. La quatrième églogue de Virgile n’est-elle pas, en vers magnifiques, le commentaire anticipé du mot de Saint-Simon : l’âge d’or n’est pas derrière nous, il est devant nous ?

Flottante et indécise chez les poètes, la foi au progrès trouve chez les prosateurs une expression déjà plus ferme. Cicéron après Aristote déclare nettement que la philosophie est progressive et que « les choses les plus récentes sont d’ordinaire les plus précises et les plus certaines. » Sénèque trace un éloquent tableau des progrès de l’astronomie, et croit pour l’avenir à des conquêtes plus merveilleuses encore ; il proclame que la nature aura toujours de nouveaux secrets à nous livrer, qu’elle ne révèle ses mystères que graduellement et dans une longue suite de générations humaines, que nous nous figurons être initiés à la vérité, et ne sommes encore qu’au seuil du temple, qu’un jour enfin reculeront les bornes de la terre et se déploieront, par-delà l’extrême Thulé, les vastes étendues d’un nouveau monde.

Ainsi l’idée de progrès existait et se développait lentement au sein de la pensée païenne ; mais elle n’y fut jamais qu’à l’état de vague généralité. Nulle définition n’en précisa le sens, nulle analyse n’en détermina les élémens, surtout nulle induction fondée sur des faits suffisamment nombreux et caractéristiques ne lui donna l’autorité d’un principe. Il est intéressant d’en suivre avec M. Flint le développement chez les écrivains chrétiens jusqu’au seuil des temps modernes.

Le Christ et ses apôtres ne s’attribuèrent jamais la mission de faire une théorie complète du progrès historique ; mais ils durent se préoccuper de marquer la place de l’Évangile dans le développement général de l’humanité. Bien que de révélation divine, la nouvelle religion avait été annoncée dès le commencement du « monde ; une initiation graduelle avait préparé l’humanité, ou tout au moins le peuple juif, à l’avènement de la vérité et de la vie parfaite dans le Christ. Il y avait là le germe de toute une philosophie de l’histoire : saint Augustin et Bossuet l’en feront sortir.

Au moyen âge, les conditions n’étaient guère favorables au