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d’autrefois et ornée de portraits de famille accrochés aux boiseries. Des pots de chrysanthèmes et de fuchsias jetaient leur note de jeunesse parmi ces vieilles choses, sans en détruire l’harmonieuse quiétude. A peine étions-nous assis que les exclamations cordiales recommencèrent. — Vous n’avez point changé, disaient à l’envi les deux dames en examinant la figure candide et les grandes jambes guêtrées de Tristan. — Ni vous non plus, je vous jure. — Aimez-vous toujours la crème et les œufs? demandait la fille. — Si nous leur faisions une galette? insinuait la vieille dame. — Non, mère, cela prendrait trop de temps, et ils doivent être affamés. — Et elles se pressaient dans la cuisine, rallumant le feu, battant les œufs, dressant la table, tandis que Tristan enfoncé dans son fauteuil, les jambes étendues, me lançait un regard à la fois ému et triomphant, qui voulait dire : — Hein! t’avais-je trompé?

Oh ! le bon déjeuner intime, sur cette petite table recouverte d’une nappe blanche à liteaux rouges, à côté des fuchsias, dont les fleurs tombantes caressaient nos têtes en guise de bienvenue! Les œufs frais, savoureux, la crème épaisse et onctueuse, et le bon café odorant, servi dans des tasses de vieille faïence, par ces deux excellentes femmes qui s’agitaient autour de nous avec de franches paroles partant du cœur! Tristan avait été leur locataire pendant deux ans, et elles lui étaient reconnaissantes de s’être laissé choyer, gâter par elles. — La mère était veuve depuis longtemps. Sa longue vie avait été traversée de rudes épreuves courageusement supportées et discrètement ensevelies. Rien n’en apparaissait à la surface. La vieillesse avec ses couches de neige avait tout recouvert et assourdi. La fille était restée fille. Trop pauvre pour choisir le mari qu’elle eût aimé et trop fière pour épouser le premier venu, elle avait refoulé en elle toutes les effervescences de sa nature aimante et expansive, et elle s’était énergiquement cloîtrée dans une morne et silencieuse solitude. — Ces vieilles filles qu’on ridiculise, on devrait les admirer à genoux, quand on songe aux sourdes souffrances de leur réclusion volontaire. Elles ont été jeunes, tendres, inflammables comme les autres, et elles ont vu leurs amies s’éloigner successivement avec un mari au bras. Quand le mariage de la dernière a été célébré, elles sont tristement revenues seules de l’église à leur maison muette, et il leur a fallu se résigner, en pleine jeunesse, en pleine sève. Le sang vif et précipité a eu beau gronder dans leur cœur comme dans un réservoir trop plein et muré ; elles l’ont fait taire. Pour arrêter l’élan des fleurs de tendresse qui auraient voulu s’épanouir au dehors, la religion, le devoir, l’honneur étaient là : autant de grilles austères, festonnées de liserons qui ne demandaient qu’à fleurir, et qui ne fleuriront pas. Quelle douloureuse