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— Oui, repris-je, avec un fragment de lettre, un détail familier de costume ou d’ameublement, nous pénétrons dans les intérieurs du temps jadis et nous reconstruisons l’existence de ceux qui les ont habités. C’est ce qui donne un charme si attachant aux tableaux de Chardin ; un enfant qui va à l’école, une ménagère qui fait dire le benedicite à sa petite fille, moins que cela, un ou deux ustensiles groupés sur un bout de toile, la fontaine de cuivre rouge, les assiettes de faïence, la giroinde avec son écheveau de fil, nous introduisent discrètement dans la vie bourgeoise du XVIIIe siècle et nous la font aimer.

Nous dépliâmes la lettre; elle était ainsi conçue :


« Thionville, 8 décembre 1792. — Si depuis trois mois d’absence, ma chère cousine, je ne vous ai point donné de mes nouvelles, ne m’accusez point d’oubli. Ne vous en prenez qu’aux changemens de garnison que nous n’avons cessé de faire jusqu’à ce jour. Si j’ai écrit à mes parens, ce n’est qu’en passant chemin et à la volée. Vous êtes bonne, chère cousine, et vous m’accorderez le pardon que je crois mériter. Non, mon cœur est toujours avec vous; il me souvient toujours de notre dernière causerie sous la tonnelle des framboisiers, où vous m’avez juré que jamais autre homme que moi ne vous appellerait sa femme. Et moi, croyez-le bien, la mort me prendra avant que je vous oublie. Soyez persuadée de ma sagesse et de la fidélité que je vous garde en dépit des tentations de la vie que je mène, car ici les filles sont éhontées et courent après les hommes plus que chez nous; mais il est bien facile de leur résister quand on est aimé d’une personne aussi séduisante que vous, chère cousine... Je vous envoie un manchon qui vous parviendra à l’adresse de M. le curé. Recevez-le avec autant de plaisir que je vous l’envoie, et je serai heureux. J’espère que vous ne le serrerez pas dans votre armoire, mais que vous le porterez aux fêtes en souvenir de moi. Je ne vous prie pas de m’être fidèle, je vous sais le cœur trop noble et trop ferme pour trahir jamais vos sermens, et c’est sur quoi je me repose. Adieu, ma une et mon trésor, je vous embrasse un million de fois. Votre très humble et fidèle ami,

« ANTOINE DRODIN. »


Avec cette honnête lettre d’amour, il y avait un mémoire « des linges et bardes appartenant à Antoine Drouin, lieutenant au 2e bataillon de la Haute-Marne. » La liste n’était pas longue et l’équipage était fort modeste ; on y voyait :


« Un chapeau estimé 27 francs.

« Plus un habit d’uniforme avec deux vestes de drap blanc, et une culotte du même drap, estimé le tout 125 francs. »