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déclin de cet amour, puis l’éclat de cette haine, sont clairement tracés dans le récit de la saga pour ceux qui s’attachent à en suivre patiemment les détours.

Pour arriver à ses fins et répandre la discorde, pour perdre Gunnar lui-même avec Nial s’il le faut, Halgerda fait appeler pour habiter auprès d’elle un des siens, d’assez mauvais renom. « Il n’apportera rien de bon chez nous, dit Gunnar, toujours patient et doux, malgré ses prévisions fâcheuses ; mais enfin je ne chasserai pas de mon foyer un parent de ma femme : il est mon parent. » Bientôt fasciné, le nouvel hôte devient le plus actif instrument de la guerre entre les deux maisons : non-seulement il ourdit les complots, mais, scalde habile et renommé, il provoque et insulte par ses strophes moqueuses, qui courent le pays, les chefs ennemis et leur Nial, le héros sans barbe, dont « il fumera le menton ! » En vain Nial ordonne-t-il à ses fils de mépriser ces grossières injures. Un soir, quand il était déjà couché, il les entend détacher leurs armes et seller leurs chevaux. « Où allez-vous ? leur dit-il. — Père, répond l’aîné, nous allons rassembler les troupeaux ! — Est-ce pour cela que vous prenez vos armes ? Où allez-vous ? — Père, répond le plus jeune, nous allons pêcher le saumon ! — Eh bien donc ! reprend Nial, qui comprend et cède, prenez bien garde que la proie ne vous échappe. » Elle ne leur échappe pas ; l’adversaire succombe, non pas assassiné, mais vaincu dans un loyal combat, et sa tête coupée est remise à un berger d’Halgerda pour qu’il la porte à sa maîtresse. Quand Halgerda furieuse veut qu’un procès soit intenté aux fils de Nial, Gunnar s’y refuse, et dès ce jour Halgerda jure sa mort. Il ne tarde pas en effet à se voir entraîné non-seulement à la maltraiter en essayant de réprimer son humeur vindicative, mais encore à commettre lui-même des actes qui amènent sa perte. Il lui arrive de se venger par des meurtres pour lesquels ses adversaires n’acceptent pas l’accommodement du wehrgeld ; de sorte que son frère Kolskeg et lui, compromis ensemble, sont condamnés à quitter le pays pour trois ans, sous peine, s’ils n’obéissent pas, d’être tués légalement par les parens de leurs victimes.

Ici vient une des plus belles pages de la saga islandaise. Les deux frères avaient fait leurs préparatifs d’exil. Déjà le navire était équipé, et on y avait transporté les bagages, quand Gunnar alla visiter, pour y faire ses adieux, Hlidarende, son domaine. Il prit congé de tous ses serviteurs, qui reçurent avec douleur ses adieux. Puis, s’appuyant sur le long manche de sa hache fixé à terre, il monta en selle et partit avec Kolskeg. A quelque distance, son cheval fit un faux pas ; Gunnar sauta à terre, et du regard il rencontra la vallée et la ferme qu’il venait de quitter, et il dit : « Cette vallée est belle,