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I.

Nous étions arrivés à Chamonix le 12 août ; mais il fallut renoncer à partir aussitôt, les observations que j’avais en vue exigeant des conditions atmosphériques toutes spéciales. Ces journées d’attente ne furent pas perdues : nous les employâmes en courses nécessaires au choix de la station inférieure, où M. Margottet avait bien voulu se charger de mesurer la radiation solaire en même temps que je la déterminerais au sommet. Nous eûmes soin aussi de répéter définitivement les expériences afin de les rendre parfaitement comparables. Le samedi 14 août au soir, le ciel n’était pas encore complètement débarrassé de nuages ; mais la marche du baromètre, lentement ascendante depuis plusieurs jours, nous donnait confiance ; je fixai donc le départ au lendemain matin.

À l’heure convenue, nous nous mettons en route, M. Jarrige, M. Rigollot et moi, avec quatre guides et trois porteurs. Simond Joseph, de l’Argentière, est notre guide-chef, guide excellent, d’un pied sûr, d’un courage et d’un sang-froid éprouvés. L’ascension se fait habituellement en deux jours : on s’arrête aux Grands-Mulets. Trois heures suffisent pour atteindre de Chamonix le chalet de Pierre-Pointue (2,050 mètres), auquel conduit un bon chemin de mulets grimpant sous bois à droite du glacier des Bossons. Après avoir déjeuné au chalet, nous abordons la moraine, gigantesque rempart que le glacier a élevé lui-même comme pour protéger son flanc. En une heure, nous gagnons Pierre-l’Échelle (ainsi nommée de l’échelle que les guides y prenaient autrefois afin d’aider à franchir les crevasses). À partir de ce point, on s’engage sur la glace, que l’on ne doit plus quitter désormais, si ce n’est un instant, au refuge des Grands-Mulets.

La traversée du glacier des Bossons prend environ deux heures ; mais les heures passent comme des minutes, tant le spectacle qui se déroule aux regards offre de grandeur et de variété. Ces merveilles de la nature produisent toujours sur l’âme une vive impression. Les données de la science sont loin de refroidir en nous le sentiment poétique ; au contraire l’émotion devient d’autant plus profonde que l’instinct n’est plus seul éveillé. Si habitué que l’on soit au spectacle des montagnes, on reste saisi d’admiration en contemplant les séracs[1], les tours, les aiguilles de glace aux formes variées, parfois aux dimensions colossales, et les crevasses énormes

  1. On appelle ainsi d’énormes blocs de glace dont la forme prismatique ressemble à celle d’un fromage du pays nommé sérac.