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qui se glorifie de n’être ni doctrinaire, ni sentimentale, qui se défie également de tous les systèmes, de tous les dogmes et de toutes les variétés du don-quichottisme ; mais il s’empresse d’expliquer que le réalisme des hommes d’état ne peut se croire tout permis, qu’il doit compter avec l’honneur et avec la morale, qu’il aurait tort de fréquenter l’école de Machiavel et de professer avec lui que le monde appartient en bonne justice aux lions et aux renards, et que les moutons remplissent leur destinée en se laissant manger. Selon les sages doctrines du publiciste anonyme, la guerre est un moyen extrême dont les peuples ne doivent user que dans les cas d’absolue nécessité et quand il y va de la conservation de leur existence; mais la paix est un bienfait dont ils ne sauraient trop sentir le prix, et il importe que la paix soit vraiment pacifique, que les ressentimens et les défiances n’en compromettent pas les avantages et la durée. « Il convient, nous dit-il, à deux grandes nations de recourir aux armes et au jugement de Dieu, quand il s’est élevé entre elles des différends qui ne peuvent être vidés en douceur ; mais il est contraire à tout noble sentiment, et il répugne à la civilisation de ce siècle que l’Allemagne et la France, durant des années après la conclusion de la paix, entretiennent des rapports qui ressemblent à un état de cannibalisme moral, moralischer Menschenfresserei. » Il représente à ces deux nations « que par une histoire de mille ans, par toutes les vicissitudes de la paix et de la guerre, elles ont pu se convaincre que leurs forces se balancent, » et il les engage à en faire un usage plus utile que de les employer « à s’affaiblir et à se paralyser réciproquement dans des luttes incessantes. »

« Quand deux adversaires, dit-il ailleurs, entrent en lice avec le sentiment de l’égalité de leurs conditions, leur estime mutuelle ne peut être compromise par le résultat de la lutte... Après que le dieu de la guerre a laissé tomber ses dés et que les conditions de la paix ont été réglées, ce nouveau contrat inaugure un nouveau droit... Les questions litigieuses appartiennent au passé; mais les peuples, qui sentent la vie abonder dans leurs veines, subsistent et se persuadent de plus en plus qu’ils sont appelés à entretenir ensemble un commerce pacifique. C’est un honneur pour chacun d’eux d’exprimer tout haut cette conviction et de tendre la main à la partie adverse pour conclure avec elle un pacte de bon voisinage. » Et l’auteur de la brochure exhorte les Français à relire l’une des scènes les plus justement célèbres de Corneille, de ce poète « qui fut grand surtout parce qu’il sut rendre les émotions des grandes âmes et des peuples dont le cœur est haut placé. » Tendant la main à la France, il lui dit au nom de l’Allemagne :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.

Nous ne savons si la belle scène que le publiciste anonyme engage les Français à relire était bien présente à sa mémoire. Auguste y parle en