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Sicile à l’Italie, et vers une heure, sous un soleil ardent, nous remontâmes en voiture pour atteindre Trapani avant la fin du jour.

Nous contournâmes l’Éryx (Monte San-Giuliano), que tant de fois dans mes voyages j’avais vu, en doublant vers Maritimo le cap Lilybée, se profiler à l’horizon. Il est plus beau encore du côté de la terre que du côté de la mer. Coupé à pic, il soutint dans la première guerre punique des sièges de deux années. Monter à l’Éryx, voir les traces de ce célèbre sanctuaire de la Vénus Erycine, que le marin phénicien voyait de 20 lieues à la ronde se dessiner comme le paradis où il aurait la récompense de ses peines, eût été mon rêve. Il fut impossible d’y songer ; les heures étaient comptées, et il faut un jour pour gravir le Monte San-Giuliano. M. Polizzi d’ailleurs, l’excellent bibliothécaire de Trapani, du pied de la montagne m’expliquait tout, pierre par pierre, me racontait ses recherches pour retrouver la célèbre inscription carthaginoise d’Éryx et me prouvait qu’il ne faut pas espérer la revoir. Cette pierre curieuse a été vue au XVIIe siècle par un nommé Cordici, qui a laissé une histoire manuscrite de Monte San-Giuliano, laquelle se trouve à la bibliothèque communale de Palerme. Cordici en donne un dessin des plus grossiers, que Torremuzza reproduisit par à peu près, et que Gesenius reprit avec peu de soin dans l’ouvrage de Torremuzza. Ainsi défaçonnée par trois intermédiaires, l’inscription était indéchiffrable ; il eût mieux valu ne pas s’en occuper, surtout à une époque où l’interprétation des monumens phéniciens était à l’état d’enfance. Je ne sais quelle chimère a porté Gesenius, Ebrard, Meier, Blau, à y voir un morceau de littérature, une lamentation funèbre sur la mort d’une jeune fille. Toutes ces belles choses sont à biffer. Grâce à M. Polizzi, à M. Amari, à M. Salinas, nous possédons maintenant des calques rigoureusement exacts et des photographies de la copie de Cordici qui est à la bibliothèque de Palerme. En outre une autre copie également autographe de l’ouvrage de Cordici a été découverte à Monte San-Giuliano. Avec ces secours, on peut apercevoir l’original mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, et, bien qu’on soit loin encore d’avoir lu tout l’ensemble, on en voit assez pour affirmer que l’inscription était votive et s’adressait à Rabbath Astoreth (Vénus Érycine), sous le vocable de « Prolongatrice de la vie[1]. »

Nous avions un besoin extrême de repos ; mais comment résister aux invitations de la municipalité de Trapani, qui nous convoquait à un banquet pour onze heures du soir ? L’amabilité extrême de nos hôtes nous permettait du reste cette quiétude, ce

  1. Ou « force de vie, » Kehar hayyim. Comparez Oz hayyim dans l’inscription de Lapithos (Chypre).