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Non, Mme Geoffrin n’avait ni l’éclat du rang, ni les dons extérieurs, mais elle avait une éducation naturelle raffinée par l’expérience, un esprit adroit et souple, un sentiment délié des intérêts, des vanités et des faiblesses avec le goût des affaires du monde. Elle savait se prêter à tous sans se donner jamais, faire le bien à propos et sans illusion, offrir à chacun une occasion de briller, et c’est ainsi que, servie par la fortune du bonhomme Geoffrin, formée aux premières périodes du siècle dans la maison de Mme de Tencin, elle arrivait par degrés, patiemment, à rassembler autour d’elle un monde d’élite qui lui appartenait, où se rencontraient la bonne compagnie, les lettres, la philosophie et les arts. C’est ainsi qu’elle devenait cette puissance visible dont on sollicitait les suffrages, que Marie-Thérèse faisait complimenter, à qui Catherine II écrivait, auprès de qui les ministres étrangers demandaient à être accrédités! Le salon de Mme Geoffrin est le miracle de l’art tout personnel d’une femme habile à se servir de tout, à tout ménager, sachant mettre de la mesure, de la justesse et de l’ordre jusque dans les affaires mondaines. Cette maîtresse femme administrait supérieurement le royaume qu’elle s’était fait, elle avait ses réceptions savamment organisées, ses dîners préparés et combinés avec soin. Le lundi, elle réunissait à sa table les artistes, Vanloo, Boucher, Latour, Vien, Lagrenée; le mercredi, c’était le tour des lettrés, des philosophes, d’Alembert, Helvétius, d’Holbach, Grimm, Marmontel, Marivaux, Saint-Lambert, un membre de l’Académie des Inscriptions aujourd’hui oublié, Burigny, — l’abbé Morellet. Le soir, la maison était ouverte à la bonne compagnie, aux étrangers d’élite qui passaient ou vivaient à Paris, les Creutz, les Gibbon, les Hume, les Walpole, les Caraccioli, les Galiani et bien d’autres.

Ce n’était point sans doute un salon du grand monde comme celui du Temple, dont la comtesse de Boufflers était la reine, ou comme celui de la maréchale de Luxembourg, ou même comme celui de cette terrible marquise Du Deffand, qui parlait avec un si aristocratique dédain de « la Geoffrin » et de sa « célébrité; » ce n’était pas non plus ce qu’on appelait alors un « bureau d’esprit, » un cercle exclusivement littéraire. C’était un mélange de tout cela, un ensemble maintenu, gouverné d’une main exercée, et, dans ce salon devenu le rendez-vous du XVIIIe siècle, le personnage le plus frappant est encore cette maîtresse de maison que Mme Suard représente avec « sa taille élevée, ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, sa mise si noble et si décente et son air de raison mêlée à la bonté. » Diderot dit de son côté : « Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille;... une étoffe simple d’une couleur austère, des manches