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droit de se demander si elle ne produit pas au total une plus grande source de misère que l’égoïsme extrême. Les agens qui entreprennent de protéger les incapables arrêtent ce travail d’élimination naturelle par laquelle la société s’épure continuellement elle-même. Nourrir ces incapables aux dépens des capables, grande sottise et grande cruauté. C’est une réserve de misères amassée à dessein pour les générations futures. On ne peut faire un plus triste cadeau à la postérité que de l’encombrer d’un nombre toujours croissant d’imbéciles, de paresseux, de criminels. C’est à la science d’ouvrir les yeux aux législateurs et aux moralistes sur le péril social que l’on crée en soutenant les moins méritans dans la lutte pour la vie, en les affranchissant de la mortalité à laquelle les vouerait naturellement leur défaut de mérite. Si cet aveuglement continue, le mérite deviendra de plus en plus rare à chaque génération. — Il y a des difficultés d’application à réformer cet état de choses, on veut bien en convenir; mais, si le législateur recule, il condamne l’espèce humaine à une décadence universelle et irrémédiable. Qu’il en prenne alors son parti et qu’il en accepte la responsabilité. Il est averti.

Là surtout où doit se porter l’attention de la politique rationnelle, c’est sur la question des mariages. On a commis jusqu’à présent des fautes énormes, incalculables dans leurs conséquences. On n’a rien empêché, on a tout permis, on a même aidé dans une certaine mesure les incapables à propager leur triste race. Voyez l’étrange et scandaleuse contradiction : « l’homme étudie avec la plus scrupuleuse attention le caractère et la généalogie de ses chevaux, de son bétail, de ses chiens, avant de les accoupler, précaution qu’il ne prend jamais quand il s’agit de son propre mariage[1]. » La législation de l’avenir, si elle devient scientifique, comme il faut bien l’espérer, devra y pourvoir : « lorsqu’on aura mieux compris les principes biologiques, par exemple les lois de la reproduction et de l’hérédité, nous n’entendrons plus des législateurs ignorans repousser avec dédain les plans que nous leur soumettons. » M. Darwin propose que les deux sexes s’interdisent le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un état trop marqué d’infériorité de corps et d’esprit, avec ce sous-entendu que, si la prudence des particuliers ne suffit pas, la loi doit y veiller. Il en sera de même « à l’égard de ceux qui ne peuvent éviter une abjecte pauvreté pour leurs enfans, car la pauvreté est non-seulement un grand mal en soi, mais elle tend à s’accroître en entraînant à sa suite l’insouciance dans le mariage. » Or, si les gens prudens évitent le mariage, tandis que les insoucians s’y précipitent, les membres inférieurs de la société finiront

  1. Darwin, la Descendance de l’homme, t. II, p. 438.