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l’existence ne fut pas longue. M. Thiers fut alors appelé par le roi, et il proposa à M. de Rémusat d’entrer avec lui comme ministre de l’intérieur. Bien que, depuis plusieurs années déjà, les opinions de M. de Rémusat ne fussent plus celles de M. Guizot et de M. Duchâtel, il lui en coûtait de se séparer officiellement de ces deux hommes d’état, et il ne céda qu’aux vives instances du duc de Broglie. Encore fallut-il, pour obtenir son consentement, qu’un de ses amis, M. Jaubert, voulût bien devenir son collègue. J’ai été témoin dans le cabinet du duc de Broglie de ses hésitations et des efforts qu’il eut à faire pour les surmonter, non certes qu’il n’eût en M. Thiers une entière confiance, mais parce qu’il craignait que le parti du dernier ministère n’attribuât à l’ambition ce qui était chez lui un acte de dévoûment. Pendant tout le cours de sa vie, M. de Rémusat avait moins tenu au pouvoir qu’à la considération, et si importante que fût l’approbation de M. de Broglie, elle ne suffisait pas à sa délicatesse.

En devenant ministre de l’intérieur, il était forcé de surmonter sa répugnance pour la tribune. Sûr de lui-même la plume à la main, il se méfiait de son talent pour la parole, et plus d’un de ses collègues s’étonnait qu’il n’eût pas pris comme orateur le même rang que comme écrivain. Cela tenait surtout à son horreur pour les lieux-communs. On ne réussit jamais mieux à la tribune que lorsqu’on y dit simplement des choses que tout le monde croit avoir pensées, et les raffinemens nuisent à l’effet au lieu de l’augmenter. Or M. de Rémusat était au nombre des délicats qui craignent surtout le banal. Il écartait de propos délibéré ce que d’autres avaient déjà dit, ou bien il donnait à sa pensée un tour plus littéraire que politique; mais cette particularité de son esprit ne pouvait pas s’appliquer aux explications quotidiennes d’un ministre exposant devant une assemblée les affaires courantes de son ministère. La première discussion d’ensemble qui eut lieu après la formation du nouveau cabinet lui fournit pourtant l’occasion de prouver qu’il pouvait être orateur aussi bien qu’écrivain. Quand l’ordre est rétabli, disait-il, la politique peut-elle rester la même qu’au temps du désordre, et faut-il opposer au rapprochement des partis les querelles du passé? Non certainement. Et, répondant à M. de Lamartine, qui voulait séparer les idées libérales des révolutions, il demandait si les idées libérales pouvaient faire leur chemin dans le monde sans que les événemens les aidassent à triompher. « Les révolutions, ajoutait-il, c’est l’avènement des idées libérales. C’est presque toujours par les révolutions qu’elles prévalent et se fondent, et quand les idées libérales en sont véritablement le principe et le but, quand elles leur ont donné naissance, et quand elles les couronnent à leur dernier jour, alors ces révolutions sont légitimes. »