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Malheureusement, et pour la première fois dans son règne long et populaire au palais de la chancellerie, le « ministre national » fit en cette circonstance divorce avec le sentiment de la nation, et au lieu d’agir « en bon Européen, » selon l’expression favorite de M. de Talleyrand, il chercha surtout à se montrer le bon ami de son ancien collègue de Francfort. Il n’eut garde de renoncer à la question de la Mer-Noire, il devait bien à son pays cette petite consolation après d’aussi grands mécomptes; mais il résolut de séparer deux causes que l’opinion publique en Russie demandait à unir, et elle le demandait dans une pensée encore plus politique que généreuse, dans un instinct encore plus sensible aux intérêts vitaux de l’avenir qu’à la satisfaction plus ou moins vive du moment présent. Il ne crut pouvoir mieux servir la cause russe sur l’Euxin qu’en desservant autant que possible la cause de l’Europe dans l’Alsace et la Lorraine, et s’ingénia avant tout à laisser la France et la Prusse vider leur querelle en champ-clos. Aussitôt après les premiers désastres français, il saisit avec empressement l’idée ingénieusement perfide de la ligue des neutres, idée italienne d’origine, naturalisée anglaise par le comte Granville et devenue bientôt entre les mains du chancelier russe, ainsi qu’on l’a très finement remarqué, le moyen le plus efficace pour « organiser l’impuissance en Europe. » M. de Beust avait vainement essayé, tout en adoptant le principe de la proposition anglaise (19 août), d’en changer le caractère, d’en faire le point de départ d’une intervention concertée; il demandait « des efforts non séparés, mais communs en vue d’une médiation, » au lieu d’une conception dérisoire qui ne « liguait » les états que pour empêcher toute démarche collective. « La combinaison que le ministre d’Autriche suggérait alors, dit à ce sujet un historien judicieux, il la renouvela incessamment pendant toute la durée de la guerre; si elle avait été adoptée, elle aurait pu changer le cours des choses; on peut dire que c’est pour cela que l’Europe ne l’adopta point[1]. »

C’est pour cela que le prince Gortchakof surtout s’y opposa du premier jour jusqu’au dernier. Il y eut un moment où l’Angleterre elle-même éprouva quelque frisson de conscience et montra une velléité de médiation. C’était au commencement du mois d’octobre, après qu’une circulaire de M. de Bismarck eut annoncé à l’Europe

  1. A. Sorel, Histoire diplomatique, t. Ier, p. 254. — Citons encore le passage d’une autre dépêche de M. de Beust datée du 29 septembre et destinée pour Londres : « ne craignons pas de le dire : ce qui aujourd’hui sert puissamment à prolonger la lutte jusqu’aux dernières horreurs d’une guerre d’extermination, ce sont, d’un côté les illusions et les fausses espérances, de l’autre l’indifférence et le mépris à l’égard de l’Europe spectatrice du combat. »