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et des lois d’hérédité. » Et qui sait si, dans une société construite d’après les règles de cette science, Pascal, le faible et maladif Pascal, aurait obtenu le droit à l’existence et au génie?

La vérité sociale peut-elle être dans de pareilles théories, qui choquent si justement nos habitudes d’esprit, disons mieux, nos consciences? Serait-il donc vrai que la charité eût tort contre les lois tirées de la nature? La charité en effet va juste à l’opposé de la sélection. Elle a pour but d’aider les faibles, de les faire vivre en dépit de la nature qui les condamne à mourir, de les arracher à la concurrence vitale qui les détruit. C’est qu’elle voit autre chose dans ces corps débiles et souffrans qu’un organisme impropre à la vie. Elle y devine une intelligence capable de concevoir le nécessaire et l’infini, une sensibilité capable des plus idéales affections, une volonté que l’on peut élever par les nobles élans jusqu’à l’héroïsme. C’est tout cela que la charité cherche avec une admirable sollicitude à travers les souffrances et les infirmités de ces pauvres corps; ce sont ces semences de belles âmes qu’elle recueille pieusement et s’efforce de cultiver. Et quand elle a réussi, elle a fait mieux et plus que la science de l’évolution, qui ne sait que suivre la nature et l’imiter. La charité est comme l’art : elle n’imite pas la nature, elle la transforme; comme le sculpteur qui prend une pierre et la marque à l’effigie de sa pensée, la charité prend l’humanité souffrante; elle la cisèle, si je puis dire, elle la transfigure en lui imprimant une beauté supérieure, celle qu’elle puise en elle-même d’abord, puis celle qu’elle réussit à tirer de toutes ces intelligences qui se seraient éteintes sans elle, de tous ces cœurs qui, ne se sentant pas aimés, n’auraient pas aimé.

Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles les moralistes de l’évolution, malgré leurs titres incontestables à l’attention des savans, pourraient bien se tromper en croyant que l’avenir leur appartient. L’humanité ne veut pas d’eux. Elle repousse une théorie qui sacrifie l’individu en niant la réalité du droit, et livre la personne sans garantie aux exigences de l’espèce. Elle se sent atteinte dans sa noblesse native et la dignité de ses aspirations, quand elle se voit subordonnée aux lois biologiques qui n’ont égard qu’à l’amélioration du bien-être et du type. Enfin elle a horreur d’une philosophie qui supprime systématiquement ces vertus sublimes, ce beau luxe de la vie, le dévoûment et la charité, et qui réduit tout l’art social au perfectionnement de l’animal humain.


E. CARO.