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se trouvaient saisis pour bien des années. Ce bon grand-père avait aimé le jeu, comme tout brave soldat insouciant de la vie pendant la guerre, et maintenant il fallait payer les dettes.

En rêvant à cela, ses lèvres se serraient, son nez se recourbait, ses poings se crispaient d’indignation ; il maudissait toute la Judée de père en fils, depuis Abraham jusqu’au dernier marchand d’écus de Francfort. Moi seul, je pouvais le faire sourire, quand il me portait en haut, dans les antiques galeries et sur la plate-forme de Vindland, en vue de la mer, regardant par les arcades les flots se dérouler sur la grève toute blanche d’écume, les barques des pêcheurs au loin retirer leurs filets, ou regagner le rivage à l’approche du soir. Alors, les coudes au bord d’une embrasure, m’entourant de ses bras, il me disait : — Regarde, Siegfried, regarde !.. Toute cette terre et cette grande eau étaient à nous autrefois. Ces vaisseaux qui passent là-bas, leurs voiles grises déployées, nous payaient tribut pour entrer dans la baie ; ces barques nous devaient une partie de leur pêche ; les pêcheries, où l’on sale, où l’on fume, où l’on marine le poisson, nous devaient tant pour le sel, tant pour le bois, tant pour leur place sur le sable. Ces paysans, qui labourent, qui sèment et récoltent, nous devaient du seigle, de l’orge, du houblon, du chanvre ; ils nous devaient de la viande, des œufs, des légumes ; nous avions part à tout, nous étions maîtres de tout ! Nous seuls avions droit de chasse, nos chevaux et nos chiens couraient seuls le daim, le renard et le loup dans les bois ; nos barques seules pénétraient au fond des lagunes du Curischhaff, faisant lever des nuages d’eiders, de cygnes et d’oies sauvages que nous abattions par milliers. Nous avions seuls tous les droits, parce que nous sommes de la race noble des Vandales, les premiers maîtres du sol, la noble race des conquérans. Comprends-tu ça, Siegfried, mon enfant ?

Et je comprenais ; mes yeux s’accoutumaient à regarder tout comme étant à moi ; je voulais avoir les oiseaux, les poissons, les barques, les pêcheries, les villages ; je répondais au grand-père : — Tout est à Siegfried ! — ce qui lui réjouissait le cœur.

— C’est bien, disait-il avec attendrissement ; les renards nous ont tout pris, il faudra tout reprendre : il faut que le paysan travaille, que le pêcheur pêche, que le marchand trafique et que le Juif vole pour les nobles descendans du vieux Maindorf à la dent de fer.

Il m’embrassait, tout fier de mon intelligence précoce, et me remportait, mon petit bras sur son épaule, ma joue contre la sienne, en me disant : — Tire-moi les moustaches, Siegfried, je suis content de toi ; tu es un brave garçon !