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Il avait sans doute donné l’ordre de servir à boire aux ouvriers. En ce moment, on roula jusqu’à nous un tonneau de vin; le petit gnome, ayant rempli le premier verre, s’avança tête découverte et l’offrit obséquieusement à la comtesse. Elle ne fit qu’y tremper les lèvres et le passa à son mari. Celui-ci le porta machinalement à sa bouche ; puis il se ravisa tout à coup, leva le verre au-dessus de sa tête et le vida avec solennité aux pieds de la statue.

— Mais c’est une libation ! m’écriai-je.

Valério ne répondit pas, et s’éloigna à pas lents.


II.

Ce jour-là, on ne travailla plus. Les ouvriers restèrent étendus sur le gazon, contemplant l’admirable statue avec la satisfaction qu’un beau morceau de sculpture inspire à tout vrai Romain, mais sans gaspiller leur vin en cérémonies païennes. Dans l’après-midi, le comte fit une nouvelle visite à la Junon, et ordonna de la transporter le lendemain au casino. Ce casino était un grand pavillon construit sur le modèle d’un temple ionique et qui s’élevait dans une partie du jardin, où les ancêtres de Valério avaient souvent dû se réunir pour boire des sirops glacés et déguster de savans madrigaux. Il renfermait quelques fragmens de sculptures antiques voilés par maintes toiles d’araignée, et il était assez vaste pour contenir le musée plus précieux dont je me plaisais à regarder la Junon comme le point de départ. On ne tarda pas à poser la belle déesse sur un cippe funéraire renversé, solide piédestal où elle dominait dans une attitude sereine. Le surveillant des fouilles, qui connaissait à fond tous les procédés de restauration, la frotta et la gratta avec un art mystérieux, enleva les taches laissées par la terre et doubla l’éclat de sa beauté. L’œuvre harmonieuse parut briller d’une fraîcheur et d’une pureté nouvelles ; sans sa main brisée, on eût pu s’imaginer qu’elle venait de recevoir le dernier coup de ciseau. Les amateurs de Rome commencèrent à parler de cette merveille. Au bout de trois ou quatre jours, une demi-douzaine de conoscenti se mirent en route pour la voir. Je me trouvai là lorsque le premier de ces messieurs (un Allemand à lunettes bleues, un grand carton sous le bras) présenta sa requête au valet de chambre du comte. Ce dernier entendit la voix du solliciteur, alla à sa rencontre et le toisa froidement des pieds à la tête.

— Signor comte, dit l’Allemand sans autre préambule, votre Junon doit être une Proserpine; je me fais fort de vous prouver...

— Je n’ai ni Junon ni Proserpine dont je tienne à discuter