Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/566

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il fit servir leur témoignage à battre en brèche les idées innées de Descartes. Un vieil argument prétend fonder les principales vérités de la métaphysique, de la morale, de la religion naturelle, sur le consentement universel du genre humain. Locke feuilleta les voyageurs et prouva ou crut prouver que les idées d’un Dieu créateur, d’une âme immortelle, d’une règle absolue des mœurs, sont complétement étrangères à l’esprit d’un grand nombre de peuplades sauvages. La philosophie française du XVIIIe siècle, issue de Locke, le suivit dans cette voie. Les sauvages devinrent à la mode ; on les enrôla contre le rationalisme métaphysique du siècle précédent ; on leur fit dire à peu près tout ce qu’on voulut. Sous la bannière de Jean-Jacques, ils montaient à l’assaut de la civilisation ; sous celle d’Helvétius, ils combattaient pour la morale du plaisir et de l’égoïsme.

L’homme de la nature passe à l’état de personnage d’opposition ; on le pare de toutes les vertus : il est sincère, exempt de préjugés, surtout sensible ; le despotisme des tyrans, la fourberie des prêtres, n’ont pas encore altéré la naïve ingénuité de son âme ni faussé l’heureuse rectitude de son jugement. Il ignore les arts corrupteurs, le joug des conventions sociales, les scrupules d’une pudeur hypocrite. Sur la foi suspecte de je ne sais quel voyageur, Helvétius nous apprend qu’à Siam la loi ordonne aux femmes de s’offrir à tout venant, et le voilà près de s’attendrir au spectacle de cette touchante promiscuité. Toute cette société, raffinée à l’excès, étouffe dans ses salons dorés et rêve les huttes de bambou d’Otaïti.

Par malheur, Otaïti est loin de Paris ; il fallait, sur le compte des sauvages, se contenter de relations d’une exactitude souvent douteuse. Que n’eût-on pas donné pour avoir sous la main un sauvage authentique qu’on pût interroger, examiner à loisir et qui fût le témoignage vivant de cet état de nature célébré par les philosophes, comme autrefois l’âge d’or par les poètes ! Aussi fut-ce un cri de joie quand on apprit qu’on avait découvert dans une forêt de l’Aveyron un vrai sauvage. Les docteurs en idéologie s’apprêtaient à faire l’étude minutieuse d’un si précieux sujet. L’illusion fut de courte durée ; on reconnut que l’homme de la nature n’était qu’un pauvre idiot échappé d’une maison de fous. À la même époque, Palissot avait jeté un juste ridicule sur ces doctrines, qui prétendaient nous offrir comme modèles des ancêtres à quatre pattes, et vers 1780 on parlait déjà moins des sauvages.

D’importans travaux, surtout en Angleterre et en Amérique, les ont récemment remis en honneur. Des explorations nombreuses et répétées chez les tribus indiennes du continent américain, au centre de l’Australie et de l’Afrique, dans les îles de l’Océanie, presque