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rendre incomplète et vicieuse l’explication qu’ils prétendent donner de l’origine des opinions relatives à l’immortalité de l’âme. Cet élément, c’est l’idée de permanence, de substance, qu’éveille d’abord en nous le sentiment intérieur. Qu’est-ce donc qui fait l’homme, j’entends l’homme moral, sinon qu’il est une personne, qu’il peut dire moi ? Et comment dirait-il moi, s’il ne se distinguait de ce qui l’entoure, et si, par-delà les sensations qui, simultanées ou successives, viennent de toutes parts faire impression sur lui, il ne saisissait en lui-même, plus clairement à mesure qu’il se développe, quelque chose qui demeure immobile, identique, invariable, une réalité vivante qui ne s’épuise ni ne se disperse dans la multitude des phénomènes attestés par la conscience ou rappelés par la mémoire ? Voilà le premier fondement de toute croyance à une âme immortelle, et voilà pourquoi l’animal ne peut s’élever jusque-là. Emporté par le torrent des sensations que les objets extérieurs ou les instincts font naître en lui, l’animal est incapable de se ressaisir, de se poser par un acte de réflexion en face de ces hallucinations qui l’obsèdent ; il est, pour ainsi parler, successivement chacune d’elles ; il ne dit pas moi, il n’est pas une personne.

Dans la formation de la croyance à la survivance de l’âme, j’accorde toute l’importance, qu’on voudra aux phénomènes du sommeil, à l’horreur instinctive de la mort, en un mot à tout ce qui, dans notre nature, nous est commun avec la bête ; mais tout cela ne suffit pas. S’il n’eût porté en lui-même comme un pressentiment d’immortalité, l’homme aurait eu beau voir en songe l’image de son père ou du chef de sa tribu : en retrouvant le lendemain le cadavre immobile à la même place, il eût convaincu son rêve d’erreur et se fût résigné à penser que tout est bien fini avec le dernier soupir. De plus, en admettant qu’à l’origine le genre humain, dans son ignorance, ait donné aux rêves une créance absolue, les progrès de l’expérience, du savoir, l’auraient à mesure affaiblie et détruite : la foi dans l’immortalité de l’âme aurait ainsi peu à peu disparu, et depuis longtemps il n’en serait plus question. Si donc, même aujourd’hui, l’homme s’obstine à penser qu’il ne meurt pas tout entier, c’est qu’il y a dans cette espérance autre chose qu’une illusion de sauvages : il la puise aux sources vives de sa conscience, dans l’infaillible sentiment qu’il a de sa propre personnalité. Par une fausse induction, il peut avoir attribué primitivement à tous les êtres, même aux objets inanimés, une âme semblable à la sienne ; mais la science les en a bientôt dépouillés. Elle n’a pu, elle ne pourra jamais arracher à l’homme la conviction qu’il survit à son corps, parce qu’il se sent d’autre nature que ce qui meurt en lui.