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écrivait ses premiers chants pour réjouir le cœur de ce grand vieillard. On a pu en douter autrefois, on n’en doutera plus désormais ; M. Frédéric Mistral, tout en faisant œuvre d’artiste, songeait aussi bien que Roumanille aux gens illettrés de son pays, et c’est très sincèrement qu’il écrivait, au début de Mireille : « Je ne chante que pour les pâtres et les gens des mas. »

Car cantan que per vautre, o pastre et gent di mas !


Si l’élan du poète et la curiosité du styliste l’entraînaient parfois au-delà de ses frontières, il n’en était pas moins, comme M. Roumanille, fidèle à sa tâche particulière et à son domaine propre. Je suis charmé, quant à moi, de voir avec quelle précision il affirme aujourd’hui ces choses, marquant ainsi le devoir de tous et le rappelant à chacun.

Voici encore une autre leçon, non moins opportune et non moins vive. On dit que, dans l’effervescence du félibrige, de jeunes téméraires ont oublié le respect des vieilles croyances, que, par crainte de paraître trop attachés aux traditions, ils ont pris certaines allures peu conformes à la pensée du fondateur, enfin qu’un esprit légèrement sceptique et railleur s’est insinué çà et là. Ce n’est rien encore, c’est un symptôme pourtant, et un symptôme qu’on ne doit pas dédaigner sous le soleil des pays rouges. Si la nouvelle poésie provençale n’est pas consacrée à l’entretien des vieilles mœurs, elle n’a plus ni âme, ni principe, ni raison d’être, elle n’est rien. Toute sa force est dans le sentiment d’où elle est sortie. Il appartenait à M. Frédéric Mistral de donner cet avertissement à ses confrères, et c’est pour cela, je n’en saurais douter, qu’il a tracé cette fière image de son vieux père. Écoutez-le parler, le bon fermier de Maillane ; ce n’était pas un homme qui méconnût son temps, il ne maudissait pas les changemens nécessaires, il avait servi la France aux heures les plus sombres de notre histoire ; mais, chrétien loyal et confiant, au-dessus des ruines d’ici-bas, il apercevait toujours la religion des ancêtres.


« Engagé volontaire pour défendre la France pendant la révolution, il se plaisait le soir à raconter ses vieilles guerres. Sous la terreur, il avait creusé un souterrain pour cacher les suspects, et, tant qu’avaient duré les discordes civiles, il avait abrité les proscrits fugitifs, de quelque parti qu’ils fussent.

« Au plus mauvais de ce temps-là, il avait été requis pour transporter du blé à Paris où régnait la famine. C’était dans l’intervalle où l’on avait tué le roi. La France épouvantée était dans la consternation. En retournant un jour d’hiver à travers la Bourgogne, avec une pluie