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« Battant, battant la charge, ensemble il les fait bondir, il les pousse, il les lance pêle-mêle, interdits :

« Dans la sombre bordée qui tonne sur le pont l’armée s’engouffre en désordre, toute de front ;

« Avec le sang qui fume, les cris, les râles, la poudre qui s’allume, la mort, le tourbillon,

« Au chant de la Marseillaise, au chant de la liberté, par l’armée française le pont est emporté. »


Après cette heure terrible, le gars héroïque eut sa part de succès ; le général Bonaparte lui donna devant toute l’armée deux baguettes d’honneur faites d’ivoire et d’or ; son nom était dans toutes les bouches ; on le citait partout comme un modèle ; mais ces bruits-là passent vite en des années qui valent des siècles. Le lendemain, le surlendemain, la Victoire s’est-elle souvenue de lui ? Tous les compagnons du grand capitaine ont fait leur chemin. Les voilà ducs, princes, maréchaux, rois. Le pauvre tambour, qu’est-il devenu ? Il est gros-jean comme devant. Il vieillit sous le harnais, vétéran inconnu ; il vieillit triste et seul au régiment, car, si les recrues remplacent les recrues, les nouveaux camarades n’ont guère souci des anciens. Un jour donc qu’il se promenait dans Paris, couvert de cicatrices, perclus, les cheveux blanchis, tout son jeune temps lui repassa devant les yeux, les marches, les batailles, les triomphes, la journée d’Arcole, son tambour faisant parler l’âme irritée de la patrie, puis l’oubli, la vieillesse amère, la résignation et le dégoût. Ah ! se dit-il, qu’est-ce que la gloire ? Une décoration vaine. Qu’il eût mieux valu pour lui rester sur les bords de la Durance, bêcher tranquillement la terre, prendre femme, avoir des enfans, habiter son nid dans la paix de Dieu ! Tout en rêvant ainsi, il arrive sur la place du Panthéon, où le fronton de David venait d’être découvert. « Eh ! tambour, lui crie un passant, regarde donc ; celui qui est là-haut, l’as-tu vu ? » Le vieillard lève les yeux et aperçoit le jeune soldat, avec son tambour en bandoulière, battant la charge auprès de son général. « Alors, ivre de sa folie première, en se voyant si haut, en plein relief, sur les ans, sur les nues, sur les orages, dans la gloire, l’azur et le soleil, il sentit en son cœur un doux gonflement et raide mort tomba sur le carreau. »

Qui donc prétendait que M. Frédéric Mistral était moins Français que Provençal ? On ne chante pas ainsi nos souvenirs, on ne prononce pas, comme il le fait, le nom des Provençaux qui ont illustré la France, quand on met la petite patrie au-dessus de la grande. Il faut l’entendre, en toute occasion, citer avec orgueil les noms de ses glorieux compatriotes, de ceux qui ont travaillé, chacun selon